Louise Sicard doit à sa beauté et à son bon caractère d'être sortie de l'anonymat. La jeune ouvrière du lavoir Milton fut élue par ses consoeurs, première "Reine des Reines" des blanchisseuses, en 1891 à l'occasion du Carnaval de Paris.
Bien des femmes n’ont pas eu la vie facile et certaines moins que d’autres. C’est sans doute le cas de Louise Sicard, blanchisseuse de son état, enfant de Paris, née dans le 18ème arrondissement et rentrée très jeune dans le métier, d’abord au lavoir Saint-Ange puis à celui de la rue Milton.
Et si son nom est sorti de l’anonymat, c’est en raison de sa beauté et d’un titre gagné qui lui valut quelques heures de gloire. Appréciée et estimée, la jeune reine
« à la taille bien prise et à l’allure décidée » régna pour un jour sur une corporation forte de 93 000 femmes.
Reine d'un jour
Afin de relancer l’intérêt des Parisiens pour le défilé des blanchisseuses, lors du Carnaval de Paris de la mi-Carême, les organisateurs créent en 1891 un nouveau titre. Il y aura certes, comme le veut la tradition, une reine désignée par lavoir mais également une reine d’entre les reines.
Et c’est ainsi que Louise fut élue à l’unanimité première « Reine des Reines » des lavandières par les 44 lavoirs associés, un vote secret des maîtresses blanchisseuses.
Ainsi couronnée, revêtue d’une magnifique robe au col majestueux, le port altier, ceinturée d’une écharpe représentant le lavoir Milton, la jeune femme défile, en compagnie de son roi, sur un char fleuri. La capitale célèbre alors ses ouvrières et blanchisseuses lors d’une grande fête populaire où les déguisements, masques et autres cavalcades sont de sortie.
Sur son passage, plus de 100 000 personnes selon Le Matin, se pressent aux cris de « Vive la reine ! », de la Madeleine à la Bastille, et la souveraine d’un jour salue les passants. Place de la République, la foule est si compacte que le Préfet de Paris décide d’envoyer la Garde républicaine à cheval pour dégager le chemin et assurer la circulation des chars, évitant les accidents.
Le cortège effectue de nombreuses haltes et ne manque pas de visiter ses Messieurs du Figaro, journal alors situé au 20 rue Drouot.
La journée se termine par de grands banquets, la soirée, par de joyeuses quadrilles dans les bals publics de la capitale.

Louise Sicard, la Reine des Reines des blanchisseuses. Photo de M. Pirou.

Louise Sicard fait la une des journaux

Le journaliste du Figaro Gaston Calmette* consacre un article au Carnaval de Paris. Il y décrit d’un ton assez railleur le défilé de la mi-Carême, et s’attache au physique de Louise Sicard : « L’œil noir, brune, replète, la mine éveillée, la bouche un peu grande, les hanches un peu fortes, Mlle Sicard, du lavoir Milton, est dans sa vingt-sixième année. »
Le Progrès Illustré, supplément du Progrès de Lyon, publie son portait gravé en une et précise : « La reine des blanchisseuses est une belle fille de vingt-six ans, à la chevelure très brune, au teint mat, à la bouche souriante, aux yeux vifs. »
Pour Le Matin, Mlle Sicard est une fort jolie fille qui a été très acclamée sur les boulevards. Le Petit Journal la présente comme très simple et modeste, paraissant guère émue de l’honneur qui lui est fait, habituée de la royauté puisque la blanchisseuse a déjà été élue reine de son lavoir par deux fois par ses patronnes.

Un lavoir parisien en 1891.
Un travail de forçat
Courbées à battre le linge, le tordre, le savonner, l’essorer, le plier, dans des lavoirs humides et insalubres, sans ventilation, les lavandières et blanchisseuses continuellement mouillées jusqu’au os, travaillent dans des conditions très pénibles et extrêmement physiques. Rhumatismes, reins brisés, seaux à porter, brûlures liées aux produits toxiques mal utilisés, sont leur lot quotidien.
Espaces féminins par excellence, les lavoirs constituent, malgré la dureté du travail, des lieux de sociabilité. Comme l’explique l’historien Alain Belmont pour le magazine Viva en ligne, « Ici, l’on se retrouve entre amies et voisines, solidaires dans la peine, échangeant des nouvelles, commentant la vie des voisins, la politique aussi, tout en chantant à tour de bras pour se donner du courage. Même si le patron des lieux veille au grain, l’on s’y dispute volontiers : que de bagarres éclatées pour obtenir la meilleure place, ou se venger d’une parole déplacée ! »
Dans « L’Assommoir », Émile Zola décrit une Gervaise devenue folle, terrassant Virginie, la soeur de de la maîtresse de son homme, en la frappant à coups de battoir.
Des lieux où les femmes sont reines
Dans ces endroits clos, les blanchisseuses parisiennes organisées en comité de résistance, vont défier et menacer d’une grève les patrons des lavoirs qui veulent augmenter le prix des places et l’interdiction d’apporter son eau de javel, s’en arrogeant la vente exclusive.
Rouages essentiels de la vie parisienne, lieux de labeurs et de rendez-vous pour les nouvelles et les potins, les lavoirs et bateaux-lavoirs, échappant à la tutelle masculine à travers une corporation essentiellement féminine, disparurent du paysage parisien dans les années 50, avec l’arrivée des machines à laver individuelles.
Retour à la réalité
Au lendemain de la fête, on l’imagine Louise, après avoir jeté un dernier regard sur sa robe royale, revenir au lavoir Milton, dans la grande cour vitrée, fumeuse et bruyante, et reprendre le cours de sa vie laborieuse, 12 à 15 heures de travail quotidien pour gagner une trentaine de francs par semaine.
Entre deux baquets délaissés le temps de quelques heures, faisant crier plus fort son battoir, elle raconte alors sa folle journée de la veille, le banquet et le bal qui suivit, aux bonnes ébahies du quartier apportant leurs cargaisons de linges sales.
* Directeur du Figaro, Gaston Calmette meurt en mars 1914 sous les coups de pistolet d’Henriette Caillaux, la femme du ministre des Finances de l’époque.
Frédérique Chapuis
Pour aller plus loin :
- L’article de Gaston Calmette, Archives du Figaro.
- L’ouvrage technique « Les lavoirs de Paris » de J. Moisy disponible sur Gallica.