Dans son petit atelier de la rue Saint-Georges, Fabienne peint de grands formats. Des gestes vifs, de la couleur éclatante, du fusain, sans penser, sans se juger. Sur la toile, des corps esquissés, surtout de femmes. Un éternel féminin libéré et jouisseur.
Le travail du peintre, tout comme celui de l’écrivain, est un exercice solitaire. Seul face à la toile, à l’abri dans son atelier, loin des sollicitations du monde extérieur, l’artiste crée. Il est généralement peu enclin à ouvrir sa porte aux curieux dans ces moments de création. Fabienne Benveniste, généreuse, nous a pourtant laissé filmer son travail réalisé sur de grands formats.
Des toiles flirtant avec l’abstraction mais où des corps, des figures humaines apparaissent, esquissés, dévoilés. Hommes, femmes, travestis. Fabienne se garde bien de répondre car chez elle, tout naît du geste, de la spontanéité. « Ça jaillit ! » comme elle le dit si simplement. Et pour mieux se faire comprendre, Fabienne aime à citer cette phrase du peintre allemand Gérard Richter : « Les toiles abstraites mettent en évidence une méthode : ne pas avoir de sujet, ne pas calculer mais développer, faire naître ».
Une sorte d’anti-manuel dont elle se revendique, tout en se recentrant au fil du temps sur les corps féminins dénués de tête. « Il me semble que je ne représente pas les femmes comme on les représente habituellement » explique Fabienne reconnaissant avoir peint le féminin de façon admise mais s’en être dégagée. Et tant pis pour ce club de femmes-entrepreneuses décontenancées par les formes généreuses d’une paire de seins peints en direct dans le cadre d’un séminaire dans un lieu très chic. « Ce n’était à l’évidence pas leur vision de la femme qui entreprend » glisse espiègle Fabienne qui revendique une part de combat féministe et de totale liberté dans son approche.
Sans avoir réfléchi de manière conceptuelle sur son œuvre, elle parle instinctivement de vérité. La sienne. De quelque chose d’essentiel et de trouble qui semble affleurer, à la limite de l’émotion. Et à la question : « Qu’avez-vous voulu dire dans votre peinture ? », Fabienne esquive la réponse : « C’est souvent décevant pour le spectateur. Je n’ai pas de discours tout fait. C’est à lui plutôt à dire ce qu’il ressent. On peut être ému par une toile, étonné, voire choqué car j’ai bien conscience qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. »
Amazone - 2016 ©FabienneBenveniste
Une jeune fille en rupture de ban
Fabienne grandit dans un confort bourgeois sans histoire, une enfance marquée par l’entreprise familiale de textile. Des souvenirs affleurent comme cette image du premier chevalet et des tubes de peinture à huile offerts par ses parents. La fillette d’alors entreprend de peindre la cabane à outils du jardin, une remise offerte par les grands-parents pour leurs petits-enfants. « J’ai réalisé de gros ronds blancs. Mon père en a été assez offusqué. Manifestement, j’étais déjà rétive au cadre établi et j’aimais faire comme je l’entendais » se souvient-elle. En grandissant, la jeune fille se cherche un moyen d’expression graphique tout en appréciant le comique, la farce et le théâtre. « Pour moi, l’esthétisme et la mise en scène ont à voir ensemble. »
Bonne fille, Fabienne fera psycho comme sa mère. Elle rédige son mémoire sur le rire avant de bifurquer vers les arts plastiques. Véritable électron libre, mal à l’aise avec l’enseignement académique, elle change d’universités et termine ses études grâce à quelques professeurs émancipateurs qui valorisent la liberté chez leur étudiants.
Rompant avec sa vie parisienne, la jeune fille s’envole pour Montréal et mène une vie de bohème. « C’était les années quatre-vingt, l’Avant-garde totale et j’aimais ça. » Fabienne joue sur scène et peint le reste du temps au sein d’un collectif joyeux et stimulant. « Je suis nostalgique de cette période où les échanges entre les disciplines nourrissaient les artistes. Aujourd’hui, j’ai l’impression que tout est plus cloisonné » soupire Fabienne.
À l’époque, elle se tourne vers l’abstraction. « Une peinture très colorée, qui ressemblait à une carte géographique comme une vue d’avion », une carte mentale qu’elle jette sur la toile sans réfléchir.
La découverte du 9e
Après son escapade québécoise, Fabienne, issue de la Rive gauche, débarque en 1984 par hasard dans le 9ème arrondissement dans un immeuble de la rue de Douai pour ne plus en bouger. « On y respirait la fantaisie, le théâtre, la danse, les cabarets, l’art et son histoire. L’esprit de la Nouvelle Athènes n’était pas si loin. Je ne changeais pas seulement de rive mais de siècle » souligne la peintre qui noue alors de fortes amitiés avec ses voisins. « Ces personnes étaient nées dans l’immeuble avant la guerre de 14. Leurs parents qui avaient exercé en tant que modistes, fourreurs ou bien marchands de couleurs dans le quartier avaient connu nombre de peintres impressionnistes de l’époque y compris le jeune Picasso ».
Des personnalités qui séduisent aussitôt Fabienne par leur franc-parler, leur extravagance et leur appétit de vivre. « Alors que nous rénovions nous-mêmes notre appartement en tenue de combat, je me souviens avoir été invitée au pied levé à un vrai déjeuner du dimanche digne d’une peinture de Renoir » se souvient-t-elle. Difficile de l’imaginer aujourd’hui.
Et pour la petite histoire, c’est dans son appartement que le premier court métrage de la Nouvelle Vague -Une visite- de François Truffaut a été tourné en 1954.
Série Robe et champagne 2015 - ©FabienneBenveniste
Le Vénitien - ©FabienneBenveniste
Grands formats et toile de Jouy
La jeune femme, fraîchement mariée, a dû mettre la peinture en sommeil et se consacrer à son époux qui se révèle difficile à vivre. Elle travaille au Musée d’Orsay, écrit des scénarios pour l’animation et les jeux vidéo. Elle fera néanmoins un portrait familial : « Avec ma fille aînée et nous deux. Une composition imaginaire mais très ressemblante », un tableau qui reste inexplicablement introuvable.
Au départ de son mari, deux enfants plus tard, Fabienne se lance dans une orgie de couleurs, repeignant les murs de l’appartement. « Tout a redémarré ensuite » note-t-elle.
Au milieu des années deux mille, une fois installée dans son atelier rue Saint-Georges niché au sixième étage, la peintre va recommencer à produire de nombreuses œuvres, surtout des grands formats, quand ses amis lui conseillent de se tourner vers les petites dimensions, plus faciles à vendre. « Les grands formats donnent une impression de liberté. J’y vais avec le geste. » C’est avant tout la touche sur le support qui intéresse et anime la peintre. Comme celle de Cézanne ou de Bacon. Le coup de pinceau avant le motif. Celle qui aime s’approcher des tableaux dans les musées « mettre le nez sur la toile comme pour y entrer » et ressentir alors ce que le peintre a ressenti. Une émotion qu’elle tentera de capter face aux triptyques de Joan Mitchell1, lors de sa prochaine visite à la Fondation LVHM.
Désormais, Fabienne peint sur de la toile de Jouy, souvenirs des intérieurs et des siestes de son enfance. Elle y trouve alors un nouveau souffle, une nouvelle inspiration : « C’était une période où je tournais en rond. J’étais prête à lacérer la toile, de rage de ne pas réussir ». Elle se procure au marché Saint-Pierre des mètres de toiles de Jouy qu’elle déchire dans son atelier. « Je les ai traitées à toute allure. Ne plus penser mais peindre avec des pigments en poudre mélangés à une base acrylique ».
Des fonds qui portent en eux une histoire déjà imprimée sur laquelle Fabienne raconte la sienne. « J’y vois l’histoire des rapports humains. » D’un trait de pinceau, elle efface une biche ou laisse apparaître la jambe d’un guerrier à l’intérieur d’une tête humaine, d’un homme, d’une femme ou d’un travesti… Pour l’instant, Fabienne n’a pas la réponse. Elle abolit les frontières. La guerre des sexes n’aura pas lieu sur sa toile.
Série Robe et champagne 2019 - Robe créole 2015. N° 11 - ©FabienneBenveniste
Peintre et performeuse
Il y a une forme de théâtralité, proche du cabaret, entièrement assumée chez Fabienne. Lors de ses performances en public, elle créé un personnage, endosse le vêtement d’une mariée ou d’une fière andalouse et se met à dévoiler sa peinture cachée sous de grands rubans noirs tout en envoyant valser son premier costume « Sous mon costume, j’en ai un autre, une sorte d’Amazone bottée maniant allègrement le fleuret. »
Celle qu’une journaliste du Monde a surnommée la guerrière pacifique répugne à parler d’art conceptuel. « C’est simplement une de mes expressions ». Comme la fois où une grande toile, prêtée pour un spectacle, lui revient déchirée. Alors que les échanges de mails entre assurances s’éternisent, Fabienne décide de faire de cet incident une performance artistique. En déchirant systématiquement la toile en quarante-quatre morceaux, comme autant de feuilles au format A4, les spectateurs présents à son “ Fab Painting Show“ et tirés au sort, sont repartis avec un bout de sa peinture, seuls vestiges d’une œuvre détruite. « Je n’ai même pas pensé à les vendre » souligne Fabienne qui admet ne s’être jamais donné les moyens de vivre totalement de sa peinture. « Je fonctionne essentiellement sur mon réseau et le bouche-à-oreille fait le reste ».
Lors de sa dernière exposition, une amie comédienne a dansé sur ses toiles tandis qu’un invité a improvisé au piano. « J’aime le spontané. Quand c’est trop organisé, c’est ennuyeux » fait valoir Fabienne qui regrette que désormais plus personne ne danse dans les galeries lors des vernissages.
Sa série “Robe et Champagne“ fait référence à une réponse faite à son père. « Encore adolescente, il m’avait questionnée :“Mais au fond, qu’est-ce que tu veux ?“ Je lui avait répondu : des robes et du champagne ». Tout est dit en quelques mots frondeurs. Face à l’incompréhension du paternel, une envie de légèreté et de rires aux éclats ; un besoin de bousculer sans tout jeter non plus.
Fabienne se change en Amazone lors de performance associant travestissement et peinture. Photos ©BertrandOrsal
Trouver l’équilibre
Fabienne alterne des périodes très prolifiques de création et des moments où elle laisse le pinceau reposer dans son pot, « où ça ne vient pas comme je veux ». Quelquefois, elle insiste, recommence, s’énerve « mais il est tellement facile de tout gâcher ». L’équilibre à trouver est compliqué mais est affaire de ressenti. Souvent, la peintre travaille sur deux toiles en même temps, passe de l’une à l’autre dans une fièvre exploratrice.
Ce matin, quand Fabienne a ouvert la porte de son atelier et regardé la peinture de la veille « Je la reçois en tant que spectateur », comme elle le fait à chaque fois, elle s’est étonnée du résultat. « Parfois, c’est un choc, parfois surprenant et c’est troublant. »
1. Joan Mitchell (1925 – 1992) peintre américaine issue de l’expressionnisme abstrait s’installa en 1968 à Vétheuil, petit village surplombant la Seine. Son parcours artistique témoigne de la fascination qu’elle éprouvait pour les œuvres tardives de Claude Monet (1840 – 1926) à commencer par les Nymphéas. À travers ses immenses toiles colorées, elle souhaitait transmettre l’émotion du souvenir.
Découvrez le travail de Fabienne en atelier Voir le film
Prochaine exposition : À la mairie du 9ème dans les salons Aguado
Du 6 au 30 mars 2023.