Jusqu’en 1971, le cirque Medrano a ravi des générations d’enfants et de parents sur le boulevard de Rochechouart. Son architecture faisait partie du patrimoine parisien.
Le cirque Medrano en 1948.
Les anciens du quartier se souviennent des effluves exotiques qui se répandaient, depuis l’angle du boulevard de Rochechouart dans les rues adjacentes. Odeurs caractéristiques des fauves patientant dans leur cage. Quelques heures avant le spectacle, des dromadaires se mettaient à parader, vieille technique pour appâter le chaland ; ou une troupe d’éléphants emmenée par un cornac faisait le tour du pâté de maisons, passant par les petites rues parmi les gamins qui jouaient au ballon. Vision féérique.
“Enfants, nous attendions avec une impatience fébrile la sortie du jeudi, organisée par le patronage de la rue Choron sous la houlette de l’abbé Renard. Lorsque nos pas nous menaient par chance à Medrano, je me souviens de notre émerveillement devant les tours du magicien Mireldo” se souvient Michel Guët, un enfant du quartier et guide patrimoine à la mairie du 9e.
Et ce dernier d’enchaîner : “Dans mon immeuble, habitait un voisin musicien, Monsieur Robert Pierre, sa femme l’appelait Robespierre, qui, ayant perdu ses dents pendant la guerre en 1940, était dans l’incapacité de jouer de la trompette. Il s’était alors tourné vers la batterie. Engagé par le cirque, il exécutait tous les roulements de tambour, accompagnant les moments où chacun retient son souffle, où le silence se fait, précédant le saut périlleux ou le passage de la tête du dompteur sous la patte énorme de l’éléphant. Généreux et attentionné, Monsieur Pierre nous réservait des billets que nous nous empressions d’aller faire poinçonner.”
Le cirque des peintres, de Fernando à Medrano
Bâti en 1873 sur un terrain vague, le chapiteau sous toile avec son grand mât de bois s’appelle alors Fernando. Deux ans plus tard, un bâtiment en dur voit le jour avec une architecture caractéristique, comparable à celle du Cirque d’hiver. L’inauguration soulève une liesse populaire difficile à imaginer aujourd’hui, le succès est immédiat et les spectacles inspirent un grand nombre d’artistes se déplaçant souvent en voisins. Edgar Degas, Auguste Renoir, Toulouse-Lautrec, Georges Seurat ont immortalisé les gens du cirque : l’écuyère, les jongleurs, les clowns et autres acrobates, autant de personnages qui se retrouvent exposés dans les musées du monde entier. Lors des relâches, le cirque accueille de grands meetings politiques (grève des cochers, discours de Clemenceau en faveur de la création du Parti radical en 1883, harangue de Boulanger pour galvaniser ses troupes en 1889…).
Lorsque le cirque Fernando connaît des difficultés en 1897, Geronimo Medrano – le clown Boum Boum, qui à ses débuts a notamment joué avec le clown Chocolat – en reprend l’exploitation et lui donne son nom. Picasso, Léger, van Dongen… prennent le relais au pinceau.
Les jongleuses au cirque Fernando, Renoir, 1879.
Le cirque, Georges Seurat, 1890.
Le clown et l'écuyère, Kees van Dongen, 1905.
Modernisation
En 1928, Jérôme Medrano – fils de Geronimo – reprend la direction du cirque, qui vivote alors, et entreprend une modernisation du lieu. L’homme qui sillonne l’Europe et l’Amérique à la recherche de numéros inédits fait venir le clown Grock, les frères Fratellini ou encore Achille Zavatta, qui feront leurs grands numéros comiques et burlesques.
Éclairage de music-hall, fauteuils de théâtre, rythme trépidant et programmes de qualité fidélisent une clientèle qui vient applaudir des artistes du monde entier. Sur la piste de quatorze mètres, le guitariste Django Reinhardt fait résonner sa virtuosité et son swing révolutionnaire. Le chanteur et poète Charles Trenet s’y produit, tout comme Buster Keaton en 1947, ou encore le comique Fernand Raynaud.
Affiche de Buster Keaton au cirque Medrano.
Les trois Fratellini au cirque Fernando, Jean Dufy, 1927.
L’après-guerre, une période difficile
Après 1945, les Medrano investissent dans des spectacles aux innovations techniques spectaculaires : cirque sur l’eau, cavalcade sur glace ou encore cage-ascenseur aux fauves, mais l’intérêt du public commence à s’émousser. Le temps de la splendeur a vécu, le public aspire à d’autres formes de spectacles.
Mis en vente, le bâtiment qui abrite le cirque – les Medrano ne sont que locataires – est racheté par les frères Bouglione. C’est le début d’un bras de fer juridique ; en 1963, Jérôme et son épouse Violette ne peuvent se maintenir et sont contraints d’abandonner la partie.
L’endroit, rebaptisé “Cirque de Montmartre” par Joseph Bouglione, sera dès lors exploité épisodiquement pour de grands événements. Le Théâtre du Soleil s’y installe notamment pour trois spectacles, avant de prendre définitivement ses quartiers à la Cartoucherie de Vincennes.
Subissant la désaffection d’une partie du public et frôlant la faillite, le cirque disparaît sous la présidence Pompidou. Il est mangé par les pelleteuses en 1971 dans le cadre d’opérations immobilières lucratives, malgré les vives protestations des habitants du quartier et une demande d’inscription à l’inventaire des Monuments Historiques. Le café d’en face “Au rendez-vous des artistes” évoque le passé des lieux. Le cirque Medrano, désormais ambulant, continue quant à lui de sillonner la France.
L’immeuble Bouglione et la fresque murale
La fresque murale réalisée en 2019 par les deux jeunes artistes Audrey Feuillet et Oscilia Glé.
À l’emplacement historique des cirques successifs, un immeuble d’habitation moderne nommé Le Bouglione sort de terre en 1973. Une plaque vissée au dessus de l’enseigne Carrefour rappelle la mémoire du lieu, de même qu’une céramique murale dans le hall d’entrée de la copropriété, invisible du grand public, représentant acrobates et artistes de cirque.
Pour rendre hommage au cirque et raconter son histoire aux passants, une fresque murale côté rue des Martyrs a vu le jour en 2019 (complétée par une plaque en juillet 2023). À l’initiative du projet, Danielle Mourthé, résidente du Bouglione depuis 2009 : « J’avais un père qui accessoirement était clown. L’univers du cirque m’était familier et je trouvais ce mur sinistre », mentionne cette amoureuse du quartier qui habite l’arrondissement depuis 1966.
Si la mairie du 9ème adhère tout de suite, il faudra convaincre la Ville de Paris, obtenir les autorisations nécessaires et le financement via le budget participatif.
Deux jeunes artistes, Audrey Feuillet et Oscilia Glé en lien avec le conseil municipal des enfants du 9e ont imaginé un univers circassien où les rôles sont inversés. « On a parlé des animaux sauvages qui n’étaient pas toujours bien traités dans les cirques. Ce fut alors une explosion d’idées de la part des enfants », s’enthousiasme Danielle.
Dans cette représentation imaginaire, l’éléphant, l’hippopotame, le zèbre et la girafe, assis sur les estrades, contemplent, goguenards, les humains en train d’amuser la galerie. Le lion endosse le costume de Monsieur Loyal, et Danielle est représentée en trapéziste très chic. Clin d’œil des deux artistes à une dame qui n’a pas ménagé ses efforts pour faire aboutir le projet de la fresque intitulée “Le cirque est l’école de la fraternité”.