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Né des cendres du journal Le Temps, interdit de paraître à la Libération, Le Monde s’installe naturellement dans ses locaux, rue des Italiens. Récupérant les anciennes rotatives et confié à Hubert Beuve-Méry, le quotidien du soir restera quarante-cinq ans dans l’immeuble historique. Des témoignages de journalistes font revivre cette époque, celle d’une presse aujourd’hui révolue.

Si l’imprimerie et la librairie sont nées Rive gauche à l’ombre de la Sorbonne et de la tutelle de la religion, dès la Révolution française, la presse s’en affranchit en traversant la Seine. D’abord au Palais Royal puis plus au nord, courant du 19e siècle, de part et d’autre des Grands Boulevards. Un mouvement géographique qui s’explique selon Patrick Éveno, spécialiste de l’histoire des médias : «  C’est un quartier populaire, où les banques, la Bourse, la grande Poste, les gares, les grands magasins sont présents. »

Des années 1830 aux années 1980, la plupart des grands quotidiens et hebdomadaires parisiens, rotatives et agences de presse seront localisés dans les 2ème et 9ème arrondissement parisiens, le quartier historique de la presse qu’il était alors convenu d’appeler la République du Croissant.

Source : BNF/Gallica

Sur les ruines du Temps

Le premier numéro du Monde paraît le 18 décembre 1944, sur une page recto verso. Il succède au journal Le Temps qui, comme d’autres journaux, visé par l’ordonnance du 30 septembre 1944 sur les titres ayant continué de paraître sous l’Occupation, se voit interdit de parution, ses locaux réquisitionnés et son matériel saisi.

Le Monde, bénéficiaire de cette confiscation, récupère les locaux et les machines, situés au 5 de la rue des Italiens, une rue à angle droit que l’on prend à partir de la rue Taitbout et qui débouche sur le boulevard des Italiens ou inversement.

Le quotidien restera quarante-cinq ans à cette adresse dans des locaux inconfortables, sombres, qui vont rapidement devenir trop exigus. De nouveaux bureaux seront progressivement ajoutés donnant sur la rue du Helder. Au sommet de la façade de l’entrée principale, on peut encore admirer l’horloge géante, style rococo, aux aiguilles de faïence bleue, seul vestige encore visible, hérité du Temps.

Rue des Italiens depuis le Bd des Italiens

La rue des Italiens vue actuelle depuis le Bd des Italiens

Gros plan sur l'horloge en façade héritée du journal Le Temps

La façade haussmannienne décorée de l'horloge héritée du journal Le Temps

L'ambiance au sous-sol

En 1981, Patrick Arnoulin travaille au poste de “clicheur” au quotidien. Un samedi matin, avec sa caméra super-8, il filme les différentes étapes de fabrication : la composition des pages par les typographes, la mise sous presse pour réaliser l’empreinte, la fabrication du cliché à partir du plomb en fusion, l’accrochage sur rotative, le coup de sirène et la Roto qui démarre pour atteindre sa vitesse de croisière et tirer jusqu’à 700 000 exemplaires dans les bons jours. Sans oublier la préparation du repas pour une vingtaine de personnes avec le gigot piqué à l’ail et le ballon de rouge. Le clicheur devenu photograveur avec l’arrivée de l’Offset, a conservé précieusement la dernière Une du journal fabriquée au plomb. Relique du Monde d’avant.

La fabrication du Monde rue des Italiens en 1981 Regardez

La rue des Italiens vue par Poirot-Delpech

À l’occasion du déménagement du Monde1 pour la rue Falguière en 1990, l’académicien Bertrand Poirot-Delpech, grande plume du quotidien du soir écrit : « Le temps règne décidément en maître sur ce recoin d’espace. Normal : le journal qui a étrenné les lieux en 1911 portait son nom. Il l’avait inscrit sur le toit, en lettres gothiques. L’inscription a disparu, avec le titre, en 1944. Mais l’horloge frontale n’a pas été recouverte d’une mappemonde, comme c’eût été logique. Seul un planisphère porte trace, rue Taitbout, des ambitions spatiales du Monde. Le temps, celui qui nous est compté, est resté le génie du lieu. “Comprendre son temps”, “sortir à l’heure” demeureraient les consignes majeures, plus impérieuses que “courir la planète”. »

L’homme de lettres se remémore le tumulte joyeux de la rue, l’imprimerie au plomb, le grondement sourd des rotatives à l’heure du déjeuner, « Vers treize heures dix, tout le personnel, sentant vibrer les chaises, éprouvait en secret le soulagement des appareillages » ou encore une certaine teinte qui régnait en maître à son arrivée en 1951. « Tout, dans Le Monde des temps héroïques, était marron : le linoléum des escaliers et des couloirs, les coussins de l’antique Hotchkiss patronale, puis de la Quinze-Citron jugée somptuaire par les jansénistes de l’époque. Marron, la moquette de Beuve-Méry (fondateur du journal), et jusqu’à ses cravates. Le bleu pétrole et les blousons de daim dont raffolaient les fifties, c’était bon pour « la presse d’argent » ! Ici, régnait le marron des tâcherons, la bure franciscaine. » 

Exigence intellectuelle et liberté éditoriale

Lorsque Jean-François Augereau est embauché au Monde en 1979, il a beau avoir dix ans d’expérience à son actif (Combat, Le Figaro, l’AFP), le journaliste n’en mène pas large au moment de rencontrer le directeur du journal : « J’avais l’impression de rentrer dans un temple. Dans le grand bureau de Jacques Fauvet, plongé dans la pénombre, simplement éclairé par une petite lampe, je me retrouve assis dans un fauteuil en cuir défoncé. Il vous surplombait, parlait peu. »

Une franche austérité qui irrigue jusqu’aux relations humaines : « Vous n’étiez pas mal accueilli. Les gens étaient aimables et gentils mais la chaleur n’était pas immédiate. Il fallait avant tout travailler et faire ses preuves » précise Jean-François qui pendant six mois n’a aucun retour ou commentaire sur ses papiers. « Mais lorsqu’un midi, Jacques Amalric, chef du service Étranger, m’interpelle : “Tu bois pas un coup avec nous ?”, j’ai su que je faisais enfin partie de la maison » se souvient l’ancien chef du service Sciences.

Mais ce qu’il retient surtout c’est l’extrême liberté dont il a pu bénéficier et l’exigence intellectuelle qui se retrouve à tous les étages : « Du service correction, en passant par les ouvriers du livre, les chefs et mes confrères, on savait tous que le journal que l’on devait sortir devait être le meilleur. » Le sérieux et la vérification des informations sont des totems, les faits sont relatés avec une précision toute militaire. « On rentrait au Monde comme en religion en sachant pourquoi on avait voulu en être » résume Jean-François qui aura connu trois autres adresses : Falguière, Claude-Bernard et Blanqui. L’heure de la retraite sonnant, il a tiré sa révérence avant le dernier déménagement quai d’Austerlitz.

Un peu par hasard

« C’était un immeuble solennel, un peu baroque et foutraque. Derrière la fameuse façade, c’était un jeu de passerelles et de couloirs peu pratiques entre la rue du Helder et la rue des Italiens » lance Laurent Greilsamer arrivé au Monde en 1977 un peu par hasard, « après deux ans au Figaro, je travaillais au Quotidien de Paris et j’y étais bien » mais sur les conseils insistants d’un confrère au Monde, il fait l’effort de se présenter rue des Italiens puis retourne naturellement au Quotidien, oubliant même de répondre au courrier reçu. C’est un coup de téléphone de son ami journaliste affolé « si tu ne donnes pas suite, tu vas être blacklisté dans toutes les rédactions » qui le fera réagir. On ne dit pas impunément non au Monde.

La suite sera de la même veine au moment de sa première convocation dans le bureau du directeur : « Jacques Fauvet m’avait demandé combien je gagnais au Quotidien de Paris. Écoutant ma réponse, il avait annoncé  “Très bien, ce sera tant” et c’était moins que mon précédent poste » se rappelle très précisément Laurent Greilsamer. Devant sa mine décontenancée, son chef de service l’avait rassuré : « on va arranger ça. »

Si les débuts sont chaotiques, l’homme va tout de même œuvrer trente-cinq ans au Monde, gravissant les échelons jusqu’au poste de directeur adjoint du quotidien avant de le quitter en 2011 et fonder avec Éric Fottorino l’hebdomadaire Le 1 en 2014.

Mais revenons à l’année 1977 quand le jeune journaliste découvre le système de pneumatiques et de sonnettes irriguant chaque étage du Monde. « Les articles étaient écrits à la main par les journalistes, tapés à la machine par une secrétaire, relus par le chef de service, puis transmis en quelques secondes par pneumatique au 1er étage à la rédaction en chef. »

Deux mondes se côtoient alors, celui feutré de la rédaction dans lequel il était convenu de parler à voix basse et au sous-sol l’univers bruyant des presses et des deux rotatives. Une fabrication à l’ancienne « l’on monte encore les pages du journal sur des plaques de plomb » résume l’ancien directeur adjoint.
Ce dernier se rappelle les apéritifs quotidiens au service général, du whisky obligatoire à 11h au service International, de gens côtoyés « Pierre Georges, grand reporter avec ses allures de camionneur mais d’une très grande finesse, à la plume remarquable » ou d’André Fontaine « qui vous écrivait un édito en quinze minutes. »

Autre grande figure du Monde des Italiens, Olivier Merlin2, déjà rédacteur au Temps avant-guerre. Un Dandy en veste jaune, pochette et cravate en soie, amoureux du sport, du bel Canto et de la Corrida.  « Il logeait dans un ancien bureau au 2ème étage et recevait chanteuses et danseuses » glisse Laurent Greilsamer, peu versé dans la nostalgie « Il y avait des hommes exceptionnels mais c’est vrai également aujourd’hui. »

De garçon de bureau au service Culture

Sylvain Siclier, alors étudiant de dix-neuf ans, fait ses premiers pas au Monde en 1978, au poste de garçon de bureau. Il effectue des remplacements pour se faire un peu d’argent de poche. Si son père, Jacques, critique de cinéma, officie au service culture, le fils ne bénéficiera d’aucun passe-droit.
Petite main du journal, ce dernier distribue le courrier, jongle entre les bannettes arrivée et départ, patiente dans un petit bureau qu’un journaliste le sonne. « Nous étions installés devant un grand tableau garni de petites ampoules associées à des numéros pour se repérer. Dès que l’une s’allumait, il fallait se rendre dans le bon service et au bon bureau. »

De son pas rapide, le jeune homme arpente les couloirs et les étages du journal, traverse de petits bureaux enfumés et poussiéreux, descend chez les linotypistes en blouses bleues « un univers d’hommes où les femmes n’étaient pas les bienvenues », remonte au 5ème distribuer la dernière édition au service culture, dirigé par Yvonne Baby, première chef de service femme nommée au quotidien. Au 1er étage, il croise la stature gaullienne du directeur de la rédaction, Bernard Lauzanne « qui pouvait murmurer d’une voix douce, “ Cher ami, il serait intéressant de s’occuper de ce sujet”. »

Le jeune amateur de musique travaille maintenant rue des Italiens neuf mois de l’année « la paye était bonne », enchaîne les nuits au service des tubistes et des Télex, trie les dépêches, profite de son temps libre pour rédiger des articles à la revue Jazz Hot, ou animer une émission sur une radio libre. C’est Brunot Frappat, alors chef de service, qui va l’inciter à intégrer le CFPJ, le centre de formation des journalistes, en cours du soir, Le Monde financera la formation.
Son diplôme en poche, Sylvain Siclier travaillera au secrétariat de rédaction puis intégrera le service culture pour lequel il officie toujours aux pages “Musiques”.

Le journaliste mesure les bouleversements technologiques survenus dans la presse en l’espace d’une trentaine d’années « Jusque dans les années 90, la maquette était réalisée sur papier avec un crayon, une gomme, de la colle et des ciseaux » et convient qu’il fallait faire de gros efforts pour déchiffrer les pages du journal : « Il n’y avait aucune consigne de lisibilité. C’était touffu, imprimé en petits caractères avec le dessin de Plantu en Une et une malheureuse photo en page culture. » Sylvain n’est même pas certain qu’une photo de Mitterrand ait été ajoutée lors de la victoire de 1981.

Les débuts du service Photo

Marie Lelièvre franchit pour la première fois les portes du Monde en 1988 pour intégrer le service Photo du quotidien et de ses suppléments, fraîchement créé par Sophie Malexis secondée par Cécile Urbain.

De sa mémoire, elle fait surgir la silhouette d’Albert Decosterd, le responsable des coursiers, personnage pivot. C’est lui qui dans un ballet permanent réceptionne plis et courriers, donne des ordres aux garçons d’étages. « Très cultivé, cet homme qui s’intéressait à l’Opéra et à l’architecture, parlant d’égal à égal avec les journalistes, perdra petit à petit de son utilité et de son pouvoir avec l’arrivée massive des ordinateurs. »

Marie se souvient des gens du livre qui buvaient un coup « à la tombée du journal » et de l’esprit de corps qui régnait, du minuscule bureau qu’elle occupait : « Il a fallu se battre pour que la photo soit acceptée au même niveau que le texte » et du rédacteur en chef qui descendait au marbre pour la relecture et les derniers correctifs avant impression. Pour l’embauche, elle ne déroge pas au petit rituel, celui du passage dans le bureau du directeur de la rédaction. À son époque, c’est Daniel Vernet qui la reçoit et qui la questionne sur ses motivations.

Fille d’un père breton et d’une mère vietnamienne, Marie remarque aussitôt l’absence de personne d’origine étrangère au sein de la rédaction  « à l’exception de quelques Chiliens et Argentins, des intellectuels qui ayant fui leur pays trouvaient refuge à Paris. » Elle se verra désigner par « la dame de couleur » sans même comprendre que l’on s’adresse à elle.

L’iconographe mesure le chemin parcouru. Lorsqu’elle part à la retraite en 2021, le service Photo compte une dizaine de salariés. La direction artistique s’est imposée depuis plusieurs années et le visuel a désormais toute sa place, dans la version papier comme en numérique.

Départ pour la rue Falguière

Alors que le journal frôle la faillite, le siège historique de la rue des Italiens sera vendu pour éponger une partie des dettes. Les équipes déménageront rue Falguière (15ème), gagneront en confort et en lumière. Pas de mur, que des vitres à l’intérieur d’un immeuble tout en transparence, ancien garage repensé par un duo d’architectes. Comme l’a résumé avec humour Claude Sarraute, ancienne chroniqueuse et éditorialiste au Monde  « Avant, je devais me mettre une lampe de mineur sur le front pour taper mes papiers ; maintenant, il va falloir des lunettes de soleil. »

Au départ des équipes du Monde, l’immeuble de style haussmannien sera occupé par la section financière du parquet de Paris jusqu’en 2018. Il est aujourd’hui exploité par la société américaine We Work qui propose des espaces de travail à la location. À l’intérieur de l’immense hall d’accueil désormais baigné de lumière, les deux jeunes réceptionnistes interrogés connaissent l’histoire du lieu. Il y a quelques mois, un ancien du Monde est même venu vérifier s’il ne restait pas un petit quelque chose de l’époque. Il est reparti bredouille.

Si le jour de notre visite, l’horloge historique ne donnait pas la bonne heure, on nous assure qu’elle est régulièrement réglée. Ouf ! l’honneur est sauf … Adrien Hébrard, l’ancien directeur du Temps, qui répétait aux journalistes « faites emmerdant » peut dormir sur ses deux oreilles.

1. 👉 « Rue des Italiens, album souvenir » de Bertrand Poirot-Delpech, La Découverte/Le Monde, 1990. Après le déménagement du quotidien de la rue des Italiens, ce livre propose cent dessins originaux de Nicolas Guilbert croquant les lieux où les hommes du Monde ont travaillé pendant 45 ans. Un long texte de Poirot-Delpech retrace l'histoire de ces lieux.

2. 👉 À lire : Un beau portrait d’Olivier Merlin