C’est une petite devanture de la rue Saint-Lazare qui passe pratiquement inaperçue et que les Parisiens pressés ont tôt fait de dépasser sans un regard. Et pourtant, cet endroit chargé d’histoire, vaut le coup d’oeil et séduira les amateurs de parfums de niche.

Lorsqu’en 1990, Louis Pallier et son associé, à la recherche d’une entreprise à racheter, repèrent la maison Detaille, c’est le coup de cœur. « Nous avons été totalement séduits et nous avons racheté la marque sans savoir que les produits vendus n’étaient plus conformes avec la législation » glisse le repreneur, qui se retrouve à faire reformuler l’ensemble des cosmétiques « dans les règles de l’art avec toutes les certifications nécessaires pour vendre. »

Au moment du rachat, l’entreprise n’est plus aux mains de la famille créatrice de la marque et les propriétaires de l’époque en ont fait une boutique écolo où l’argile côtoie le rhassoul et le baume du Suédois. Restaient quelques produits Detaille encore sur présentoir dont le Baume automobile qui a fait la renommée de la marque et un décor Belle Époque au charme suranné.

« Les boiseries sont d’origine. On a simplement redoré les laitons et les poignées qui étaient en métal gris et fait l’acquisition d’un lustre belle époque » lance le repreneur Louis Pallier qui a derrière lui une belle carrière au sein de grands groupes de l’industrie agro-alimentaire.
Ce dernier fait table rase des crèmes et autres lotions fabriquées dans l’arrière-cour sans souci d’hygiène particulier par le propriétaire d’alors et opte pour un retour aux origines de la maison Detaille, entre classicisme et modernité qui ont fait son succès.

La comtesse de Presles, à l’origine de la boutique, mariée en secondes noces au peintre hippique Charles Detaille, est un modèle d’élégance parisienne et n’en est pas moins une femme moderne. Férue de sport automobile, c’est une des premières à conduire un véhicule dans Paris.

Au 13 rue Caumartin, veuve pour la seconde fois, elle continue de recevoir le gratin de l’époque ; grands industriels, impératrices et savants se pressent à son salon. La comtesse dont la peau du visage se dessèche, agressée par le vent et la poussière, lors de ses virées en voiture sans pare-brise, s’en confie à un ami scientifique et académicien, Marcellin Berthelot. Le chimiste de renom s’amuse à lui fabriquer un baume protecteur et hydratant.
La comtesse, ravie, le nomme Le Baume automobile. Retrouvant un teint éclatant, elle suscite l’intérêt de ses amies et c’est ainsi qu’elle inaugure la maison Detaille en 1905 au 10 rue Saint-Lazare.

Le succès est immédiat, tant la comtesse est influente. À son décès, sa fille Suzanne reprend l’affaire et enrichit la gamme. Crèmes de soins, poudres libres et créations parfumées viennent compléter le catalogue et sont expédiées dans toute l’Europe et au-delà. Le parfum Aéroplane (1927) est créé en hommage à Charles Lindbergh. Sacha Guitry est un client fidèle.

Têtes couronnées et personnalités de tous bords, adoptent ces cosmétiques de qualité dont les archives de la maison portent trace de commandes passées. Outre un journal de caisse de 1920, répertoriant des envois dans toute la France, à Alexandrie ou encore à Hanoï, des flacons, des poudriers et autres emballages ont été retrouvés intacts dans des cartons.
Le portrait de la Comtesse, restauré par l’actuel propriétaire, accueille les clients de la parfumerie tandis qu’une reproduction¹, dont l’original est à Orsay, signée de son beau-frère, le peintre Louis Detaille, spécialisé dans l’art militaire, est également accrochée au mur.

Réveillant la belle endormie, révélant son histoire et son savoir-faire, Louis Pallier a étoffé la gamme de produits, avec des soins pour le corps, la création d’une ligne d’huiles essentielles, une autre pour la maison. Il fait l’éloge de sa crème ManuDouce : « Un peu d’alcool, de la glycérine et des eaux florales qui ont pour vertu de dilater les vaisseaux sanguins ce qui évite les problèmes liés au froid ».
Des produits développés en partenariat avec un laboratoire de cosmétiques situé à Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence). Chaque recette est fabriquée à façon et reste la propriété exclusive de la marque Detaille.

Quant à la poudre libre aux notes d’héliotrope, déclinée en onze nuances, elle respecte la formule inchangée depuis sa création, fabriquée à partir de véritable poudre de riz, et peut rivaliser avec ses concurrentes prestigieuses Caron et Leclerc.

Louis Pallier s’est entouré de quatre maisons de parfumeurs pour élaborer les précieux concentrés, à l’origine des parfums, eaux de toilette et de Cologne proposés chez Detaille. « Je ne fais pas comme les grands mastodontes du luxe qui font des études de marché pour lancer un nouveau parfum. Les miens ne ressemblent à rien de connu et pourtant les gens les apprécient. J’espère y mettre un peu de moi » précise celui qui, à son niveau, joue le rôle de directeur de création.
Le concentré, produit à partir d’un mélange de matières premières, va macérer dans de l’alcool plusieurs semaines. Une fois glacé pour éviter toute impureté, il est filtré. « Chez nous, on le laisse naturel, on ne le colore pas » souligne Louis Pallier.
Ainsi, dans les flacons de verre, l’orangé côtoie le vert léger, le jaune doré ou le très clair. Une palette de couleurs issues de la bergamote, de la mandarine d’Italie ou du pamplemousse de Sicile.
Fabriqués à partir de matières premières qualitatives, fleurs de jasmin, rose bulgare, bois de oud, safran, patchouli…, de formules concentrées qui tiennent bien sur la peau, les parfums Detaille signent des sillages racés et intemporels.

Louis Pallier qui a grandit au Maroc n’hésite pas à replonger dans ses souvenirs d’enfance pour dénicher la note, l’univers olfactif dans lequel la fragrance va s’inscrire. Ce fut le cas pour le parfum masculin Yachting. À l’assemblage frais et marin, il tient à associer une note finale de vieux cordage. « Enfant, je passais du temps sur le port de pêche d’Agadir, un endroit chargé d’odeurs de filets goudronnés ». En ajoutant une touche de bois d’Agar, le parfumeur chargé de sélectionner et d’assembler les ingrédients est parvenu à créer un concentré exprimant toutes les facettes désirées.
D’autres souvenirs olfactifs liés à l’histoire du parfum français seront convoqués pour la création de l’eau de toilette 1905, à base de bourgeons de cassis et de rose. « La dessinatrice Claire Bretécher, voisine et cliente, nous avait dit : “Ce parfum, je le reconnais, ma grand-mère le portait” » se souvient Louis Pallier.

Cette eau reprend en effet un code de la parfumerie, l’aldéhyde, un composé chimique synthétisé que l’on va retrouver sous la molécule C12 délivrant un parfum gras, chaud et métallique, dans le classique N°5 de Chanel. Ces nouveaux composants vont révolutionner la parfumerie moderne et seront très vite adoptés par les grandes maisons de parfums durant des décennies. Avec le lancement de l’iconique Angel par Mugler au début des années 90, la mode des senteurs gourmandes prendra le dessus, préférant à l’essence aldéhydée assez complexe et fleurie, d’autres compositions aux accents sucrés, régressifs et addictifs.
Retravaillées, ces molécules qui s’accordent aux compositions florales, chyprées et boisées, sont reprises dorénavant par les parfums de niche.

Nul n’est prophète en son pays, une maxime qui résume bien l’entreprise Detaille dont 95 % des ventes sont réalisées à l’étranger. L’esprit du chic parisien se vend bien au Japon et au Moyen-Orient, pays dans lesquels l’implantation de la marque en nom propre ou sous licence ne cesse de s’affirmer.
S’adaptant aux goûts locaux, la maison développe des formules pour l’export.
Ainsi en Arabie Saoudite, où les habitants sont de gros consommateurs « qui achètent dix à quinze fois plus de parfums que les Français », Detaille propose des jus plus capiteux et puissants aux notes ambrées, très prisées en Orient.

L’industrie du parfum français s’exporte bien en Chine et Detaille compte bien jouer sa partie tandis que l’Europe du Nord doit faire l’objet d’un contrat avec un distributeur.

Dans la petite boutique du 9e où se pressent une majorité de touristes étrangers, les Parisiens et habitants du 9e se font rares. Il serait dommage qu’ils n’en profitent pas. « Les clients qui poussent la porte viennent non seulement acheter un parfum mais en quelque sorte faire partie d’une histoire » se plaît à penser Louis Pallier. Une histoire de la parfumerie française qui mise sur l’innovation, la qualité et le patrimoine.

Pour s’offrir un flacon Detaille, il faut débourser 170 € pour un 100 ml « alors que la concurrence se situe plutôt autour de 200/250 € » souligne Louis Pallier. Un positionnement plutôt malin sur le marché français des parfums de niche. Pour tester une fragrance sur soi ou pouvoir en changer plus facilement, une proposition de 30 ml à 70 € est également en vitrine. De quoi ravir les utilisateurs infidèles.

Car dans l’industrie du parfum, si un totem a pratiquement disparu, c’est bien la fidélité à une fragrance. « Dans le passé, une femme choisissait un parfum pour la vie, depuis toute jeune fille jusqu’à son enterrement » rappelle Louis Pallier.
Les temps changent. Plusieurs flacons trônent désormais dans les salles de bains. Les goûts évoluent avec l’âge, garçons et filles s’échangent les effluves. On choisit le sien en fonction des saisons, des heures de la journée et des occasions.

Répondant aux attentes d’une clientèle soucieuse de se démarquer, les parfums de niche proposent des sillages moins identifiables, plus confidentiels. Sur ce secteur, Detaille, maison centenaire, poursuit sa proposition de fragrances uniques, dans un souci d’honorer l’héritage culturel et historique du parfum français.

Frédérique Chapuis