Quand Marianne se raconte, elle se livre sans fard. Fondatrice du magasin Sax Machine, 46 rue Catherine de La Rochefoucauld, elle vend, répare et loue des saxophones, entourée d’une petite équipe. De son parcours, on retiendra une grande liberté et une volonté farouche d’aller chercher ce qui ne lui était pas donné.
Marianne d'Ursin dans son atelier
Lorsqu’elle débarque à Paris, en 1978, Marianne d’Ursin n’a pas un sou en poche mais à vingt ans, elle sait déjà ce qu’elle veut faire de sa vie : elle sera réparatrice d’instruments de musique. Dans la petite ville du sud où elle a grandi, « tout fermait à sept heures du soir. Heureusement, j’avais une guitare pour tromper l’ennui ». Marianne se revoit jeune fille, fascinée par l’esthétique des instruments. Elle passe des heures à observer une flute qui ne fonctionne pas. « Je savais que les choses se fabriquaient et se réparaient. » Motivée par ce simple constat, elle tente sa chance et frappe aux portes des magasins de musique. En vain. Sans se décourager, Marianne quitte sa région pour la capitale. Hébergée par son beau-frère, elle décroche un stage chez un réparateur à domicile situé à Mantes-la-Ville.
Un milieu sexiste et dur
Elle découvre un univers très masculin où les femmes n’ont pas leur place, la transmission n’est pas l’usage et le discours décourageant : « J’avais droit à “ma pauvre, change de métier, tu n’y arriveras jamais“ ». « Les vieux darons », comme elle les appelle, sont jaloux de leur savoir et le gardent pour eux. Mais la jolie Marianne, farouche et indépendante, s’accroche. Elle sait désormais qu’il faudra éviter ces gens-là. « Avec les musiciens, c’était différent. Certains m’ont fait une cour charmante, dévoile-t-elle mais les relations étaient saines. »
Obstinée, la jeune femme se fraye un chemin malgré les embuches. « Chez le fabricant SML, je suis accueillie à bras ouverts pour un poste de finisseuse à domicile » mais la paye est maigre : 300 francs pour une semaine de travail, « je ne gagnais pas ma vie, mais j’apprenais ». Chargée de la finition, elle doit assembler toutes les pièces de l’instrument, s’y reprend à plusieurs fois pour monter les ressorts, les clefs, tarauder, contrôler les cheminées, mettre les vis à longueur… Et même si elle manque de place pour travailler, Marianne préfère son installation précaire à l‘usine du boulevard de la Villette. « J’y suis restée quinze jours et franchement tant mieux car je serai devenue alcoolique. »
A l’époque, les ouvriers tournent à l’apéro, au vin rouge et café-calva, un rythme qu’il faut suivre pour se faire accepter. « Je buvais de l’eau en douce et j’essayais de leur tirer les vers du nez quand ils avaient bu leur pastis » ajoute Marianne dans un éclat de rire.
La chauffe d'une clé pour réaliser l'empreinte sur le cuir du tampon
L'établi : un joyeux bazar organisé !
Assaillie de doutes, la jeune femme poursuit néanmoins sa route, et ce n’est pas la piètre image dont souffre l’artisanat ces années-là, une voie de garage pour les jeunes, qui peut la réconforter. Pour son entourage, le scepticisme est de mise. « Ma mère a mis cinq ans à me dire “ je crois que ce que tu fais, c’est bien“. » Plus tard, tous seront admiratifs de son parcours.
Ce caractère bien trempé mêlant ténacité et révolte froide, elle le doit sans doute à la courte vie de son jeune frère, décédé à dix-sept ans d’une maladie génétique. « Enfant, je me suis occupée de lui comme je pouvais. Moi, la timide, je m’affirmais. »
Ensemble, ils font les quatre cents coups, et même du stop en fauteuil roulant, bravant les regards de travers, s’insurgeant contre le manque d’accès pour les personnes handicapées. Michel, si courageux, si plein de vie tout en se sachant condamné, reste un modèle pour sa sœur. « Sa force m’a donné l’envie de vivre. Je devais tout faire pour être heureuse » confesse Marianne, sans rien trahir de sa tristesse.
Un métier à inventer
Dans les années quatre-vingt, le métier de réparateur reste à inventer. Pour faire réviser ou restaurer leur instrument à vent, les musiciens ont l’habitude de se rendre directement chez les fabricants (Selmer, Buffet Crampon, Couesnon…)
Sur la place de Paris, seul Raymond Ham est connu pour réparer les cuivres et les bois. Un homme qui avait croisé la route des plus grands jazzmen, tels Sonny Rollins et Miles Davis.
De son côté, Marianne se bat pour payer les factures et court la sous-traitance. Pour Alain Vian, le frère de Boris Vian, elle restaure des clarinettes et flutes anciennes pour collectionneurs. « Il avait un magasin rue Grégoire-de-Tours et se passionnait pour les orgues de Barbarie » se rappelle Marianne. Et si, tant bien quel mal, Paris lui permet de travailler, le Sud lui manque. Son retour en province va se solder par un échec retentissant. « Avec ma petite expérience, je pensais pouvoir continuer dans ma région, mais rien. Pas une commande ». Un an à survivre de petits boulots avec son compagnon, mais la dépression gagne : « Je tirais ma caisse sous mon lit. Je regardais ma poignée d’outils et je pleurais ».
Tant pis pour la douceur méditerranéenne, le couple fauché remonte à Paris et s’installe en sous-location. Pour Marianne, qui manque d’outillage, c’est la débrouille. Elle profite de ses bonnes relations avec le fabricant Marigaux « J’étais tout le temps fourrée à l’usine pour pouvoir utiliser un tour à polir, faire du débosselage… » Et quand le facteur d’instruments décide d’arrêter le saxophone, pour se consacrer au hautbois, frappé de plein fouet par l’arrivée des Japonais Yamaha et Yanagisawa, elle récupère une partie du matériel qui part à la benne. De quoi se spécialiser dans la réparation de saxophones. « J’ai toujours aimé les tampons en cuir » donne-t-elle comme explication. Son travail acharné va finir par payer.
Au bout de dix ans, elle peut enfin commencer à respirer. Le bouche à oreille a fait son œuvre. Marianne a su se constituer une clientèle de musiciens avec lesquels elle a établi une relation de confiance. « A travers l’instrument je me mets au service du musicien » précise-t-elle. Toute l’habileté et le savoir-faire de Marianne consiste à adapter, rehausser, en fonction de la grandeur d’une main ; tout l’objectif étant de parvenir à l’accord parfait entre le musicien et son saxophone.
À l’époque, elle reçoit ses clients dans l’entrée de son appartement boulevard de Charonne où elle a installé son établi. Certains, trente-cinq ans plus tard, continuent de lui être fidèles.
Les réparateurs Manu Chinot et Stanislas Maisonneuve
Un local à soi
En 1990, l’équilibre économique de son activité est encore précaire mais elle signe un bail pour un petit local au 46 rue de La Rochefoucauld « Cet atelier me permettait de séparer vie professionnelle et personnelle. » Il lui assure une certaine légitimité. « J’avais acquis plus d’assurance mais cela ne m’a pas rendue plus riche pour autant. »
Après réflexion, elle décide de proposer des instruments à la location. « J’achetais des Yamaha à des particuliers sur petites annonces. Je les retapais et je les louais. » Une idée judicieuse qui lui permet de doubler son chiffre d’affaires en quelques années.
Marianne prend quelques instruments en dépôt-vente, forme un associé avec lequel elle va travailler dix-sept ans. « Nous avons fait évoluer le lieu sans faire de publicité. » Dans ces métiers de l’artisanat, les recommandations valent de l’or. « La clientèle que l’on a, c’est celle que l’on mérite » a l’habitude de dire Marianne. Ici, les musiciens qui poussent la porte, viennent chercher un certain état d’esprit, un accueil chaleureux et « la petite magie de la réparation. »
L’atelier s’est notamment fait la spécialité du dépannage minute ; un service très apprécié des musiciens qui redoutent la panne, à la veille d’un concert ou d’un enregistrement. « Les instruments à vent sont fragiles. La mécanique complexe peut se gripper d’un jour à l’autre. C’est très anxiogène » souligne Marianne. Avec bienveillance, accompagnée de son équipe, elle répond aux urgences. « Plus on est à l’aise dans les gestes, plus cela devient un jeu de trouver le truc, la méthode en quelques heures. »
Combien de musiciens sont arrivés chez elle, désemparés. Elle se souvient entre autres, de la visite d’une pointure, Steve Lehman, à la veille d’un concert important. Lors des répétitions, son sax tombe tellement mal que le corps se retrouve faussé et qu’une clef s’en détache. Conseillé par d’autres membres de l’ONJ (Orchestre National de Jazz), le musicien se rend en urgence chez Sax Machine. « On le rassure et on lui prête un instrument de bon niveau professionnel pour poursuivre ses répétitions. »
Dès le lendemain, entre les mains expertes de Marianne, le précieux saxophone a retrouvé son intégrité. Le New-Yorkais repart soulagé et heureux, avec un instrument, prêt à donner le meilleur de lui-même. « Tu sauves les gens reconnaît Marianne, ils t’offrent du chocolat, du vin, des fleurs, et mieux, leur reconnaissance ».
Marianne devant la devanture du magasin-atelier Sax Machine, rue de La Rochefoucauld
Internet, une rude concurrence
Comme dans de nombreux secteurs d’activité, l’univers de Marianne a été frappé frontalement par l’arrivée d’Internet et le mirage des petits prix. De nombreux musiciens débutants se sont rués en masse sur ces fabrications bas de gamme avec lesquelles il est malheureusement impossible de sortir un son décent, d’où l’abandon fréquent de la pratique par déception.
Quant à la réparation, elle est inenvisageable sur un modèle « made in china » acheté en ligne 200 €. « Ce sont des produits mal fabriqués et dans des conditions terribles pour l’être humain et pour l’environnement » précise Marianne qui s’est retrouvée à réaliser, en vain, des soudures sur des pièces (un mélange de poussières de laiton et de résine) qu’elle sait inefficaces. Sans pour autant les laisser au milieu du gué, Marianne accompagne ces déçus du sax et les oriente vers d’autres modèles, par exemple d’occasion, remis en état et contrôlés en atelier.
Cette explosion des ventes par Internet est d’autant plus difficile à accepter quand on sait que la France est le berceau de la fabrication artisanale des instruments à vent – c’est d’ailleurs à La Couture-Boussey, petite ville de l’Eure, qu’est née la facture instrumentale française au XVIIe siècle – alors forcément, les réparateurs et les facteurs d’instruments ont dû se moderniser et innover pour conserver leur clientèle.
Au fil du temps, l’atelier de Marianne s’est agrandi. Elle a poussé les murs et embauché de jeunes passionnés. Pour faire tourner la boutique, elle peut compter sur une équipe de quatre réparateurs « tout terrain », aussi à l’aise pour discuter de bec, de la dernière édition limitée du Selmer, « Supreme 2022 », que de proposer une vente ou une location. Désormais Lauren, la fille aînée de Marianne, s’occupe de la relation clientèle et de bien d’autres fonctions dans l’atelier. « Elle a un très bon feeling avec les musiciens, souligne sa mère qui ajoute : l’idée que la relève puisse se faire est un cadeau de la vie ». Sa cadette, Isis Fleischer, poursuit ses études et chante, du jazz bien sûr…
Marianne, songeuse, conclut l’entretien : « Je l’ai imaginé ce métier et je ne suis pas déçue. » Entre les rêves de la jeune fille de vingt ans et leur concrétisation, s’il y a un monde, il est désormais infime.
Frédérique Chapuis
Sax Machine
46 rue Catherine de-La-Rochefoucauld, Paris 9.
Horaires d’ouvertures : du mardi au samedi, 10h/12h30 – 14h/18h30