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C’est une histoire de cinéma, de décor et de peinture. Plus précisément d’un tableau réalisé par Théodore Bouret, habitant du 9ème, à partir d’une photographie prise lors d’un tournage, avenue Trudaine, en l’an 2000.

En déambulant dans Paris, le piéton finit toujours par tomber sur un tournage de film. L’an 2000, avenue Trudaine, « Jean-Jacques Beineix tournait une scène de neige de nuit. J’étais assez intrigué. Tout ça était très mystérieux. On sentait la tension dramatique, il y avait un corps qui devait glisser sous la Cadillac » raconte Théodore Bouret, un habitant du quartier.
À l’époque, ce dernier ne se doute pas que vingt ans plus tard, il peindra les préparatifs de l’une des scènes centrales du film.

L'avenue Trudaine, un décor de cinéma

Affiche du film Mortel Transfert réalisé par JJ Beineix en 2000

Le réalisateur Jean-Jacques Beineix a décidé de porter à l’écran « Mortel Transfert », un thriller psychanalytique de Jean-Pierre Gattégno. Après neuf ans d’absence sur les écrans, Beineix qui a longtemps défendu les intérêts du cinéma français, renoue avec ce dernier à travers l’histoire d’un psy joué par Jean-Hugues Anglade qui se retrouve avec le corps d’une patiente (Hélène de Fougerolles) sur les bras. L’a-t-il tué alors qu’il s’était assoupi pendant la séance d’analyse ? Le commissaire (Denis Podalydès) mène l’enquête.

Entre rêve, fantasme et réalité, suspens et humour décalé, un mélange des genres qui n’a pas séduit, le film fut un échec commercial et signa le sixième et dernier long-métrage de Beineix qui l’avait quasiment entièrement financé.

Le mal aimé de la critique qui lui a longtemps reproché son esthétisme publicitaire, met fin à sa carrière de cinéaste et se consacrera dès lors à la production et réalisation de documentaires, la mise en scène et l’écriture.

Longue bande-annonce du film avec extrait de la scène tournée Avenue Trudaine. Regardez

Pour l’heure, l’équipe du film est en pleine préparation de la scène nocturne. À droite (voir photo ci-dessous), deux techniciens sont aux prises avec un canon à neige qui propulse des flocons artificiels sur le trottoir et les arbres sans feuille de l’avenue Trudaine.
La Cadillac grise qui doit servir à planquer le corps est garée le long du square d’Anvers, rebaptisé cette année Jean-Claude Carrière, illustre compagnon du 9ème. Devant l’Américaine, une Allemande, une Porsche jaune, apporte une touche de couleur vive tout comme le plot de signalisation et les décorations de Noël installées par l’équipe du film.

Photo prise lors du tournage du film Mortel Transfert avenue Trudaine en 2000

Photo des préparatifs du tournage prise au format panoramique par un photographe amateur.

Une photo, témoignage visuel d'un instant envolé

Un employé de Gaz de France dont les locaux sont tout proches, photographe amateur équipé d’un appareil photo panoramique, réalisera plusieurs clichés du tournage. Certains parviendront aux mains de Michel Guillet qui tient la galerie d’arts du 8 avenue Trudaine. Souvenir particulier pour Michel qui a mis à disposition du réalisateur son atelier, une belle pièce de 35 m2, parfaite pour restituer l’ambiance d’un cabinet de psy, dont les fenêtres donnent sur l’avenue et le Sacré-Cœur.
Or, le cinéaste, très méticuleux, va rencontrer des difficultés techniques de prise de vue et le décor sera finalement reconstitué en studio.
L’atelier de Michel servira alors à entreposer le matériel des techniciens. Invité sur le tournage, le galeriste se souvient avoir vu la cascadeuse qui jouait le personnage de la morte, « rouler sous la Cadillac et lever la tête, de peur que ses cheveux ne se coincent dans les roues. Elle a alors tapé le bas de caisse de la voiture ». Un accident de tournage heureusement sans gravité.

Pour retrouver l’ambiance du tournage, un reportage tourné pour le 20 h de France 2. Regardez
Peinture sur huile réalisée par Théodore Bouret des préparatifs du tournage du film Mortel Transfert par JJ Beineix

Peinture à l'huile réalisée par Théodore Bouret - "Mortel Transfert"- 2022

Dialogue entre cinéma et peinture

Lorsque Théodore Bouret découvre la fameuse photo, exhumée des archives de Michel Guillet, il sait qu’il va en faire un tableau. Il se remémore la scène du tournage à laquelle il a assistée, jeune homme, et se pose face à son chevalet.

En choisissant de peindre une image de cinéma qui donnera in fine, un film projeté en salle, Théodore creuse les rapports complexes qu’entretiennent les deux arts, entre l’image, mobile pour le film et celle immobile pour la toile. Plusieurs cinéastes composent l’image filmique comme ils le feraient pour une toile, s’inspirant de tableaux de grands maîtres. C’est d’ailleurs l’analyse de Joëlle Moulin, docteure en histoire de l’art, dans son bel ouvrage « Peinture et Cinéma » aux Editions Citadelles & Mazenod. D’Alfred Hitchcock à David Lynch, d’Orson Welles à Fassbinder, en passant par Kubrick, autant de réalisateurs qui ont trouvé dans la peinture, une source d’inspiration déterminante pour leurs films.

La réinterprétation du moment cinématographique de Mortel Transfert conserve les éléments du réel : les grilles du square, le kiosque, les arbres, l’architecture autour, le Sacré-Cœur en fond, ce qui assure une reconnaissance immédiate du lieu pour les habitués du quartier. « Je ne me pose pas la question du figuratif ou d’art abstrait précise le peintre. Il y a toujours une part d’abstraction dans la restitution de ce que l’on produit. »

Découverte de la matière

Le quarantenaire s’est mis à la peinture « sur le tard ». Quelques années auparavant, ce mordu d’images qui réalise clips, films institutionnels et court-métrages avait ressenti l’envie d’attaquer la matière. « J’avais besoin de quitter l’écran, de travailler l’image mais sans les outils informatiques. J’ai senti pendant ces vingt dernières années combien ces outils qui étaient formidables et que l’on avait aimés, nous ont assujettis, transformés en objet. »

Choisir un pinceau, le porter à sa palette de couleurs, puis sur la toile, s’essuyer les mains pleines de peinture, comme l’on fait des générations de peintre avant lui. « Ma main s’exprime.  Ma pensée est dans mes doigts. Mon esprit se calme. On devient le pinceau. C’est un phénomène très agréable que tout le monde devrait s’autoriser. Il y a les odeurs, les stratégies pour réussir et que l’on rate, la toile qui se déchire… » souligne l’autodidacte.

Une famille d’artistes

Si Théodore peint en amateur, sans avoir fait d’école d’art, il a de qui tenir. Avec un grand-père, Pierre Bouret, sculpteur et professeur de dessin aux Beaux-Arts de Paris, un père, conservateur à la BNF, fasciné par le trait. « Il disait que c’était l’expression de la pensée. Il aura même consacré sa vie à l’estampe » souligne son fils. Une passion qui a irrigué le 9ème arrondissement.
Le père, Claude, membre de la Fondation Taylor, rue La Bruyère, participait aux commissions et soutenait les graveurs contemporains. L’hôtel Drouot a vu passer une vente des sculptures du grand-père. Alors Théodore, doit faire avec cet héritage tout en inventant son propre cheminement : « J’ai été abreuvé par toutes ces exigences familiales mais je ne sais pas encore où je me situe. J’ai besoin de retrouver la forme non pas avec le trait mais avec la couleur, comme une modélisation par la couleur en quelque sorte. »

Transposer l’instant sur la toile

Un chemin personnel qu’il semble avoir trouvé en utilisant la photo comme point de départ. Les lieux photographiés ; paysages normands, République dominicaine, découverte lors d’un tournage, l’île d’Yeu « où les sujets et la lumière sont extraordinaires », scènes de Paris prises sur le vif, photo piquée dans la presse, deviennent sur la toile une retranscription picturale d’un instant capté par l’objectif de l’appareil photo.
« La couleur est mon sujet explique Théodore. Capter des instants de lumière. Si cet instant a existé et que je peux trouver la meilleure manière de le retranscrire, c’est gagné. Comme Guardi, plus impressionniste que Canaletto, qui peignait Venise par des impressions de lumière uniques qui influencèrent plus tard, Turner et Monet. »

Huile sur toile, Théodore Bouret, vue de la Seinee

Théodore Bouret - Pont au change, Paris (2017) 30x30 cm ~ Peinture, Huile

Huile sur toile, le métro arrive à la station Barbes, enseigne Tati en arrière-plan, réalisé par Théodore Bouret

Théodore Bouret - Barbès, Paris (2017)- 30x30 cm - Peinture, Huile

Peinture sur huile réalisée par Théodore Bouret des préparatifs du tournage du film Mortel Transfert par JJ Beineix

Aujourd’hui mis en vente sur le site de la galerie en ligne Art Majeur, Mortel Transfert – 2022, mémoire d’un tournage passé, s’est retrouvé exposé cet automne chez Michel Guillet, le galeriste de l’avenue Trudaine. La boucle est bouclée.

L’ensemble de l’oeuvre de Théodore Bouret est disponible sur Artmajeur

Frédérique Chapuis