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Françoise Huguier, « sensible au bruit du monde », n’a cessé de l’explorer à travers ses séries photographiques réalisées sur plusieurs décennies. Jusqu'au 16 juin, la galerie Vu' offre l'occasion de (re)découvrir son travail dans la veine documentaire, dont une relecture de son voyage en Sibérie en 1992.

Photographie de Françoise Huguier représentant une femme rêvant en regardant par la fenêtre.

Sibérie 1992 - Françoise Huguier

Celle qui se destinait au cinéma et qui a choisi la photo car à l’Idhec (ex-Fémis) on lui demandait d’écrire avant de se confronter à l’image, rapporte de ses périples, dès le milieu des années 70, des photos qui racontent des histoires d’inconnus. Très curieuse et portée sur l’ailleurs, attentive aux sursauts de l’actualité, elle livre des portraits d’une intimité folle.

Voyage en Sibérie

La première partie de l’exposition fait la part belle à son voyage de six mois aux confins de la Sibérie polaire, entrepris entre Moscou et le détroit de Behring en 1992, quelques mois seulement après la chute de l’Union Soviétique. Entre paysages de glace et de désolation à Norilsk, les hommes confrontés à l’univers chaotique des fonderies de nickel, armés de pelles, semblent impuissants face au rythme incessant des machines qu’il faut nourrir.
Ici gît sur la banquise un poisson péché à l’épuisette, là un camion-citerne pris dans le blizzard. Là encore, ce très grand format d’un ouvrier en combinaison protégé par un masque, plongé dans les décombres d’une usine. Autant de clichés annonciateurs de la catastrophe.

« En rééditant toutes mes photos, un autre voyage a émergé, davantage un état des lieux : l’urgence, aujourd’hui, surtout dans le Grand Nord, porte sur la fonte des glaces et le réchauffement climatique, dont on parlait peu en 1992. On voit pourtant clairement sur les images que le processus avait déjà commencé. Il me semble important de le montrer », écrit Françoise Huguier.

À l’époque, la photographe baroudeuse partage la vie rude d’une famille Nénètse, des nomades éleveurs de rennes. Aujourd’hui, ce peuple traditionnel, frappé de plein fouet par le réchauffement climatique, est obligé de s’adapter en modifiant ses techniques d’élevage et de chasse, l’Arctique se réchauffant deux fois plus vite que le reste du monde.

Photo de Françoise Huguier représentant une femme au manteau rouge dont on ne voit pas le visage, portant un sac, se promenant sur un plage de galets.

Sibérie 1992 - Françoise Huguier

Photo de Françoise Huguier représentant un ouvrier, avec masque et combinaison dans les décombres d'une usine.

Sibérie 1992 - Françoise Huguier

Une approche cinématographique

La seconde partie offre un aperçu photographique des séries les plus emblématiques de son travail, de l’Afrique fantôme (1990), à Secrètes (1996) et Kommunalki (2007).

Pour arriver à obtenir de ce qu’elle veut de ses personnages, elle prend son temps et retourne sur les lieux. Se glissant doucement chez les gens, jamais par effraction, habitant sur place, elle documente sur plusieurs années la vie en appartements communautaires à Saint-Pétersbourg, survivances d’un monde disparu. Sans misérabilisme, mais sans rien cacher non plus de la promiscuité et de l’état de délabrement de certains appartements, elle invite au dévoilement, livrant des moments d’intimité et de partage, ceux de femmes la plupart du temps.

À chaque retour, Françoise Huguier retrouve les personnages de son roman russe, d’anciens voisins et voisines. Elle photographie la chair, les corps et leurs secrets, dans leur quotidienneté, comme celui de Marina à la longue chevelure noire masquant ses fesses, à sa toilette, dans une baignoire exiguë. Une photo très picturale, souvent appréciée du public mais peu prisée de la photographe qui préfère se référer aux codes du cinéma.
Cinéphile, influencée par l’oeuvre d’Andreï Tarkovski ou de l’Indien Satyajit Ray, elle conçoit ses photos comme des mises en scène et n’hésite pas à positionner ses modèles en fonction de la lumière, douce et présente, magnifiant le noir et blanc, la couleur et les intérieurs.

Préparation d'une jeune danseuse balinaise, une photo de Françoise Huguier

Préparation d'une petite danseuse balinaise, Indonésie 1973 - 1997, Françoise Huguier

Un pécheur Bozo sur le fleuve Niger, une photographie de Françoise Huguier

Pêcheur Bozo sur le Niger, 1989, Françoise Huguier

De l’Asie à l’Afrique

Françoise Huguier aux origines bretonnes, a grandi au Cambodge, en Indochine française, où ses parents étaient planteurs d’hévéa. Elle est retournée en 2004, cinquante ans plus tard, là où s’est noué le drame. En 1950, enfant, elle est enlevée avec son grand frère par les Viêt Minh ; ils restent prisonniers durant huit mois.
Sur place, elle retrouve les lieux et photographie la piscine abandonnée de la plantation, emplie de vase, les restes d’un plongeoir en pierre, ultimes traces d’un événement fondateur qu’elle a longtemps gardé secret. L’histoire est enterrée là, elle décide de la reprendre. Elle en tirera un livre, “J’avais huit ans” (Actes Sud).

Au Japon, en 2001, elle s’immerge dans les Onsens, les bains thermaux publics et en rapporte de très beaux instants du quotidien.

Avec l’Asie, l’Afrique est l’autre continent de prédilection de Françoise Huguier. Privilégiant le noir et blanc, sublimant les corps et les peaux, elle s’y rend des dizaines de fois. Celle que l’on surnomme l’ambassadrice du Mali – elle y a créé les rencontres photographiques de Bamako – sait capter le moment décisif, comme ce cliché d’un pêcheur Bozo sur le fleur Niger, avec au loin sur la rive un dromadaire, comme une sculpture posée sur le dos de l’homme au torse nu.

Photographe des confidences et des secrets tus, au Mali, elle pénètre dans les chambres des femmes, rapportant des photos de jeunes filles, tantôt prises de dos, tantôt le visage coupé, telles qu’elles sont en intérieur, poitrines nues, un pagne noué à la taille, sans artifice.
Lorsqu’elle saisit un regard, celui d’une femme sud-africaine dans un township de Durban, ou de cet ouvrier travaillant sur une voie de chemin de fer au Mozambique, c’est pour restituer avec respect et humanité l’entièreté de l’être qui accepte de poser.

De la mode au photo-journalisme

La photographe qui a documenté avec bonheur l’aventure de la mode des années 80 aux années 2000, les défilés, coulisses et ateliers de Mugler, Lacroix ou Lagerfeld, d’abord pour Libération puis répondant à des commandes pour Vogue ou Marie Claire, a su le faire avec son œil de photo-reporter. S’intéressant à un détail, un bout d’étoffe, une couleur, elle n’hésite pas à installer un mannequin au sein d’un retour d’enterrement en Martinique.

Fraîchement élue à l’Académie des Beaux-arts, rejoignant Yann Arthus-Bertrand, Sebastião Salgado, Jean Gaumy et Dominique Issermann à la section photographie, Françoise Huguier, 80 ans, n’en a pas terminé avec l’image.

Elle documente depuis plusieurs années la vie de familles concernées par l’arrivée du Grand Paris Express, le métro du Grand Paris, « Vous l’auriez vu descendre tout au fond du grand tunnelier », s’exclame, admirative Caroline Benichou, la galeriste de Vu’, qui conclut, Françoise reste très active. Elle continue d’aider à faire émerger les photographes africains sur la scène occidentale et n’est jamais avare de conseils auprès de la jeune génération. »

Photographiant « les héros de l’ordinaire […], les personnages d’une fiction internationaliste », comme l’écrivait son ami et journaliste culture à Libé Gérard Lefort, Françoise Huguier, femme libre et déterminée, est une grande dame de la photographie.

Frédérique Chapuis

Galerie Vu’, 58 rue Saint-Lazare, Paris 9.
Horaires d’ouverture : du mercredi au vendredi, de 12h30 à 18h30
Exposition “Françoise Huguier : Russie Oubliée”, jusqu’au 16 juin.

À lire : “Françoise Huguier, 1992, Odyssée”, en vente sur place.
À écouter : À voix Nue avec Françoise Huguier sur France Culture.