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De Claude Aboucaya vous ne verrez que sa blouse d’ancien quincailler. Tout gamin déjà, il développait une aversion pour les photos qui ne l’a jamais quitté. La langue bien pendue et toujours alerte pour ses 90 ans, c’est un Paris disparu, entre Pigalle et la rue des Martyrs, qu’il fait revivre.

Né en 1935 à Marseille d’une union qui ne durera pas, le petit Claude et sa mère prennent le chemin de la capitale. C’est un oncle qui va les héberger dans l’appartement juste au-dessus de la quincaillerie qu’il tient depuis 1935 au 59 rue des Martyrs, à la place de l’actuelle librairie L’Atelier 9.
À l’époque, on compte pas moins de trois marchands de couleurs dans la rue, « En province, on disait droguiste« , rappelle Claude, et chacun travaille avec une clientèle fidèle. Invincible, la dernière perpétue au 1 rue des Martyrs la tradition.

Scolarisé rue Turgot où l’on moque dès le 1er jour d’école son accent chantant,
« J’en suis revenu les larmes aux yeux », puis à l’école commerciale de l’avenue Trudaine, le jeune homme reprend, à l’âge de quinze ans, le poste de commis brutalement disparu.

« On vendait de la quincaillerie, des articles de ménage. Des produits au détail, comme de la lessive, de l’alcool à brûler, de l’alcali... Le tonton, pour sortir l’étalage, il mettait une heure » relève Claude, qui assurait aussi quelques menus travaux chez les particuliers : « On remplaçait les carreaux, on installait des rideaux ». 

Devanture de la quincaillerie à l'ancienne dans la rue des Martyrs

En 1959, la devanture de la quincaillerie vient d'être entièrement refaite. À l'époque, le carrelage, les lignes obliques et l'enseigne sont des signes de modernité.

Une vie rue des Martyrs

Claude Aboucaya qui ne croit pas au hasard, rencontre sa future femme Giselle dans le Midi, elle habite pourtant à deux pas, rue Lamartine. Ses années de pensions et de service militaire sont derrière lui. Les deux tourtereaux emménagent aux Abbesses, puis au 70 rue des Martyrs pour s’installer durablement au 59 où Claude habite toujours.

Pendant ses jeunes années, il va côtoyer des mondes qui ne se croisent jamais. Celui de Pigalle, alors aux mains des Corses, il livre des bars à filles « Elles se tenaient le long du bar. J’allais directement aux cuisines », et celui de l’avenue Trudaine : « Un monde de fonctionnaires et de sous-chefs de bureaux. »

Il se souvient avoir servi la femme de Fernandel, « toujours en noir et qui parlait peu. Des gens simples », le chanteur Antoine aux chemises à fleurs « venu acheter des pinces jupes » et poursuivi par une centaine de filles.
Il livre en javel, L’Âne Rouge, le restaurant des hommes politiques de la IIIe République, avenue Trudaine.

En 1968, alors qu’un vent révolutionnaire souffle sur la ville, Claude voit passer les CRS et leurs matraques. Il y a de la casse, des vitrines brisées, des montagnes d’ordures sur la place mais aucun pavé ne vole.
Quelques jours plus tard, occupé à repeindre son plafond un dimanche de Pentecôte, il entend les pimpons : « J’ai été voir. C’était grandiose ! Le Prisunic du bas de la rue a flambé entièrement. Impressionnant. Je n’y allais jamais, c’était mon ennemi juré. »
Tout le quartier est en effervescence, les rues sont bloquées, une centaine de pompiers de la caserne Blanche affrontent les flammes, on craint l’explosion de bouteilles de gaz et la propagation du feu aux immeubles alentours. Certains pointent les gauchistes du doigt. Fort heureusement, le feu sera circonscrit et aucune victime ne sera à déplorer.

Photo et dépêche AFP de l'incendie du Prisunic, rue des Martyrs, le 3 juin 1968.

Source : document tiré du site : www.tout-prisu.net

En 1972, Cité Malesherbes, au siège du Parti Socialiste, aujourd’hui La Fondation Jean-Jaurès, le quincailler croise Mitterrand et Marchais au moment du Programme commun de la gauche.

Deux ans plus tard, Claude reprend l’affaire, « J’ai vécu l’arrivée des moyennes et grandes surfaces et la mort du petit commerce » lâche-t-il. Avec l’installation du Castorama, Place de Clichy, en 5 ans, il perd 50% de son chiffre d’affaires mais tient bon jusqu’à la retraite.

Une famille à chats

Claude a eu deux chats. Sa femme se levait à 5h du matin pour nourrir ceux de Montmartre. Le premier félin, un dénommé Pompon, n’avait peur de rien sauf de la voiture « Dock des Alcools » arrivant de la Plaine-Saint-Denis pour livrer des produits dans des bidons de cinquante litres. « Elle était conduite par deux énormes bourrins dans un bruit de ferraille pas possible » se souvient Claude.
Une vedette ce rouquin de 9 kgs qui griffait les fesses des chiens qui s’approchaient d’un peu trop près du pas de la porte. Tous les gosses du quartier en était fous.
Mis au régime, il chapardait les restes chez le marchand de volailles au coin de la rue Victor Massé.

Plus tard, un second Pompon, trouvé errant à l’intérieur du parking sous-terrain du square d’Anvers tout récent, intégrera la quincaillerie et fera des rangées de poêles son quartier pour la sieste.

La dernière blouse de quincailler de Claude Aboukaya, précieusement conservée.

La dernière blouse de travail de Claude Aboucaya précieusement conservée.

Intérieur de la quincaillerie, avant sa fermeture en 1996

L'intérieur de la quincaillerie avant sa fermeture. On aperçoit Claude Aboucaya au fond de la boutique. Photo : Céline Larmet.

Une photo du chat Pompon allongé à côté des poêles

Des batteries de poêles, un endroit idéal pour faire la sieste !

Ancienne vitrine de la quincaillerie avant les travaux

La quincaillerie avant les travaux de 1959. Les peintures Ripolin avaient repeint gratuitement la façade pour bénéficier d'une publicité gratuite.

La disparition des petits commerces

Claude embraye sur les commerces disparus : les dernières voitures à bras chargées de victuailles des marchandes des quatre-saisons, stationnant au bas de la rue des Martyrs, la boucherie Vincent, le charcutier lyonnais Terrier avec sa vingtaine d’employés quand ça tournait bien. « Madame Terrier a tenu seule la barre alors que son mari était prisonnier de guerre. Elle fournissait Fauchon », lance admiratif le vieil homme.

Il se remémore, rue Victor Massé, l’épicier qui faisait laiterie et marchand de vins à la tireuse « On y venait avec sa bouteille », et la dernière carriole à cheval, « Les glacières de Paris », s’arrêtant en face pour approvisionner les boîtes et clubs du quartier en pains de glace.

En 1996, la soixantaine venue, la retraite sonnant et les affaires périclitant, le quincailler cède son commerce à un libraire et baisse le rideau avec 13 000 francs d’impayés. Les mois suivants, il lui arrivait de croiser dans la rue certains de ces clients indélicats qui n’en concevaient aucune gène, et aujourd’hui encore, ce souvenir le fait sourire.

Bon an mal an, malgré la perte de son épouse en juin 2021, après soixante-deux ans de vie commune, un peu perdu à l’heure du déjeuner, « Picard c’est pas mal », Claude poursuit son chemin, celui d’un enfant de la guerre qui s’est accommodé de tout.

Trouvant la rue des Martyrs chaque jour un peu plus difficile à monter, il évoque alors ses années de jeunesse à vélo, en danseuse à partir de la rue de Navarin.

Frédérique Chapuis