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Si vous levez la tête, à l’angle de la rue Hippolyte-Lebas et de la rue des Martyrs, vous remarquerez deux grandes publicités peintes sur le pignon. Livrées aux intempéries, ces « réclames » du début XXe siècle, inscrites aux Monuments Historiques, attendent une éventuelle restauration. Au mieux, une mise à l’abri…

Au coin des rues Hippolyte-Lebas et des Martyrs, deux panneaux publicitaires datent du début du 20ème siècle

À  la fin du XIXe siècle, les affiches publicitaires envahissent les villes et bouleversent considérablement les paysages urbains. Elles sont bien plus présentes qu’aujourd’hui. Il faut faire exister la consommation et trouver des supports, conquérir de nouveaux territoires. Chaque parcelle de l’espace public, murs, bancs, palissades de chantiers, omnibus est bon à prendre pour faire de la réclame. On pense même un temps projeter des images dans le ciel. La loi de juillet 1881 visant à limiter ces affichages sauvages sera difficile à faire respecter. Mais bien avant l’utilisation de l’affiche papier, dès les années 1840, ce sont les réclames peintes directement sur les murs qui vont se développer en parallèle de l’essor industriel.

Les peintures murales

Encore appelées murs peints publicitaires ou publicités murales, ces peintures vont connaître un certains succès autour des années 1870, pendant la période de l’entre-deux guerre et jusque dans les années 50 avant que plusieurs mesures réglementaires mettent un terme à la pratique dans les villes. Dans les campagnes, elles vont habiller les murs des fermes et grandes bâtisses le long des nationales pour être remplacées par les panneaux d’affichage.
Ces peintures murales qui avaient pour atout leur monumentalité et leur durabilité sont aujourd’hui considérées comme une trace des activités commerciales et industrielles, mais aussi porteuses d’une histoire sociale et esthétique d’une époque. De ce fait, on assiste à une volonté de patrimonialiser ces documents muraux en les répertoriant et en les protégeant.

Les vestiges de la rue Hippolyte-Lebas

Les deux peintures murales vantant les mérites de la liqueur Bénédictine et ceux des peintures Ripolin datent respectivement de 1907 et 1909. Les pignons et murs aveugles très recherchés servent de toiles aux grandes marques de l’époque : Suze, Frigidaire, Dubonnet, Pontiac, huile Spido…
Les peintres façadiers qui exécutaient ces publicités étaient surnommés “pignonistes”. Le peintre Defoly était l’un deux. On peut encore lire sa signature en bas à droite sur les deux vestiges de la rue Hippolyte-Lebas.

Ripolin et l’affichiste Vavasseur

Eugène Vavasseur, élève à l’école des Beaux-Arts de Paris, connu son heure de gloire grâce à Ripolin. L’affichiste représente trois peintres en bâtiment avec canotier qui se peignent le dos de leur blouse. On les baptisera avec affection Riri, Polo et Lino et leur image sera déclinée jusqu’au buvard d’écoliers. De nombreux particuliers se prirent même en photos se peignant le dos pour imiter l’affiche, preuve de son immense succès. C’est donc ce graphisme très populaire, symbole de la marque qui est repris par le peintre Defoly pour exécuter la publicité murale rue Hippolyte-Lebas. À la même époque, Ripolin avait investit la façade du 1 de la rue des Martyrs qui abrite toujours un droguiste.

Les trois peintres Ripolin

Le droguiste du 1 rue des Martyrs toujours présent

La redécouverte

Si les deux affiches ont survécu à l’érosion du temps, c’est sans doute grâce à la construction d’une structure en bois de quatre étages adossée au pignon, dans les années trente. Cette annexe servait de réserve à la Galerie des Martyrs (à la place de l’actuel Carrefour City), devenu un Prisunic puis un Shopi. Un marionnettiste y a également élu domicile. Les anciens du quartier se remémorent sûrement ces têtes de marionnettes impressionnantes qui scrutaient les passants de leur regard éteint.

Photo : GoogleStreet 2008. On aperçoit aux étages la structure bois et vitrage qui hébergeait les fameuses marionnettes.

Il y a une vingtaine d’années, ces peintures murales oubliées réapparaissent à l’occasion du ravalement de l’immeuble et de la dépose de la structure en bois.
Soustraites à la vue des piétons, les publicités en très bon état de conservation sont à nouveau offertes au regard des passants. Or, si elles retrouvent l’air libre, elles vont en subir les dommages. Désormais exposées aux intempéries, elles se dégradent. Leur protection va s’avérer rapidement indispensable.

Une mobilisation citoyenne

Dès leur découverte, de nombreux riverains, les membres du Conseil de Quartier Pigalle-Martyrs l’association 9ème Histoire n’ont cessé d’alerter les pouvoirs publics à ce sujet. « C’est une trace, un vestige du passé du quartier, une âme reflétant encore la singularité de cet angle de rue et de ses commerces disparus au chevet de N.D.-de-Lorette » mentionne Gérald Krafft de 9ème Histoire, très investi dans ce dossier. Ce dernier se bat pour un élément du patrimoine vernaculaire, tout aussi important que les édifices prestigieux de l’arrondissement. II resterait une dizaine de ces publicités murales peintes répertoriées dans Paris.

Celles de la rue Hippolyte-Lebas feront l’objet d’un arrêté de protection en septembre 2012 au titre des Monuments Historiques. « L’une comme l’autre présentent un très bon état de conservation et se distinguent par la qualité de leurs couleurs » peut-on lire sur l’arrêté, le deuxième pris à l’époque en France pour la préservation de publicités murales.

Une protection qui montre ses limites

Un bâchage fut réalisé en 2014, sous la mandature de Jacques Bravo, maire du 9ème ; un écran qui a joué son rôle pendant plusieurs années mais qui est arrivé en bout de course. Actuellement déchirée en plusieurs endroits, la bâche transparente posée sur cadre rigide ne protège plus grand chose ; pire encore, elle menace en emprisonnant l’humidité : les couleurs vives ont pâli, la peinture s’écaille, le mur s’effrite, les tags grignotent le mur et la bâche, sans pour autant mordre sur la peinture elle-même. Il se dit que les taggeurs respecteraient les œuvres de leurs lointains ancêtres.
Les lettres du mot liqueur sont pratiquement devenues illisibles. Seule, la bouteille (dont le design n’a pas bougé depuis un siècle) posée sur son plateau tient bon. Au dessus, alors que le tracé de Ripolin s’écaille, les trois bonshommes, pinceau en main, résistent encore à l’assaut du temps.

On distingue les outrages du temps sur les peintures et l'état de la bâche, incapable de les protéger.

Trouver les fonds nécessaires

Si à la mairie d’arrondissement, on se dit pleinement engagé depuis longtemps sur le sujet, on rappelle que le mur est une propriété privée et que les co-propriétaires ne souhaitent pas s’investir financièrement dans la protection des deux peintures. Car c’est bien là où le bât blesse. Une estimation de la restauration fut évaluée entre 150 000 et  200 000 euros, au début du premier mandat de la maire actuelle, madame Bürkli.
La mairie d’arrondissement s’est rapprochée des deux entreprises concernées, mais seule la distillerie Bénédictine de Fécamp (aujourd’hui Bacardi-Martini France) a répondu favorablement en proposant une enveloppe comprise entre 5 000 et 10 000 euros. L’entreprise Ripolin n’a pas donné suite aux sollicitations.
Toutefois, comme le rappelle 9e Histoire, le propriétaire du mur de l’immeuble peut prétendre à l’attribution de subventions du ministère de la Culture au titre de l’inscription aux Monuments Historiques, à hauteur de 20% du budget total.

Une bâche de chantier a été installée pour protéger les peintures en attendant leur restauration.

Ça bouge enfin !

Une réunion s’est tenue récemment à l’initiative de la mairie du 9ème, en présence de la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), de la Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris, de l’association Faites le Neuf,  mais aussi de l’architecte du Patrimoine et de la restauratrice qui viennent d’être retenus à l’issue d’une consultation.
Ces deux derniers ont été mandatés pour intervenir en urgence, c’est-à-dire fixer les morceaux de peinture qui menacent de tomber, achever l’étude de restauration et poser des bâches en textile respirant, et en trompe-l’œil. Une première opération évaluée à 30 000 euros pour laquelle la DRAC va être sollicitée. 

« Car tout l’objectif est de protéger tout en maintenant la visibilité de l’affichage » souligne Gérald Krafft qui déplore que 9e Histoire n’ait pas été conviée aux réunions. L’homme s’interroge « sur le contenu du cahier des charges (…) pour réaliser le sauvetage de ce fragile objet tout en espérant qu’il ne sera rien négligé, au vu de l’important budget évoqué, pour permettre la difficile cohabitation de la restauration, de la remise en valeur et de la protection autant physique que juridique. »

La mise sous protection a enfin été réalisée le 13 octobre dernier avec l’installation d’une bâche qui ne laisse rien voir. Se pose maintenant la question du financement des travaux de restauration proprement dits. L’enveloppe est  aujourd’hui estimée à 260 000 €. D’où l’idée d’inscrire le projet au budget participatif 2022. Raté. Les habitants ont préféré voter la réhabilitation de la maison YMCA du 14, rue de Trévise.

Les édiles locaux en profitent pour faire un appel aux dons auprès des administrés. L’histoire ne dit pas si Stéphane Bern, le Monsieur patrimoine et résident du 9ème durant deux décennies, qui l’a quitté avec fracas cette année, avait été sollicité…

Michel Güet et Frédérique Chapuis

Peintures publicitaires
Coin des rues Hippolyte-Lebas et rue des Martyrs