Vous l’avez peut-être aperçue ces derniers jours dans les rues du 9e, assise sur son pliant, chapeautée d’un bibi, reportant sur sa feuille à dessin les sacs-poubelle amassés sur les trottoirs. Christelle Téa, dessinatrice professionnelle, s’inspire de ce qui l’entoure et travaille sur le vif, sans ébauche ni repentir. Portrait d’une artiste qui recherche une certaine vérité dans le détail
Christelle Téa dans la cour de son atelier rue Notre-Dame-de-Lorette
Lorsqu’elle reçoit dans son atelier, rue Notre-Dame-Lorette, Christelle est pleine d’attention pour son visiteur : elle offre le café, un verre d’eau, des galettes, renseigne sur l’histoire du lieu, « des anciennes écuries, devenues des garages, et enfin des locaux à louer. » La jeune femme en a fait son atelier et sa remise. Sur les murs blancs, ses dessins à l’encre de Chine – comme cet intérieur de la bibliothèque Dosne-Thiers ou l’escalier du musée Gustave Moreau – côtoient une série sur les chiens, rehaussée d’aquarelle. L’endroit lui sert en réalité plutôt de show-room que de lieu de création.
La vérité dans le détail
Bien souvent, l’essentiel se trouve dans les détails. Un adage qui doit résonner fort chez cette artiste, et à partir duquel elle envisage la vie et sa pratique artistique. « Je commence toujours par un infime détail, ce petit quelque chose qui va m’inspirer. Ensuite, je travaille tout autour, comme un puzzle qui se construit petit à petit », indique Christelle. Et effectivement, ses dessins fourmillent de petits détails patiemment assemblés. « Je peux rester entre huit à dix heures sur mon dessin. Je ne vois pas le temps passer », admet-elle.
Autre aspect de sa démarche, elle ne peint jamais en atelier. « Rester seule dans un “white-cube”, cela ne me correspond pas. J’aurais trop peur de m’ennuyer. » Alors Christelle sort, inspirée par le réel, les interactions, les intérieurs et les décors chargés, car plus il y a de détails, plus elle aime les transposer sur le papier.
Sa série “Poubelles” réalisée en mars au moment des grèves, dans différents arrondissements de Paris, a suscité bien des réactions. Cette mise en lumière de nos déchets a partagé les passants. « Certains me félicitaient:“C’est très bien, vous immortalisez le moment”, quand d’autres n’y voyaient aucun intérêt et m’apostrophaient:“Vous voyez du beau dans les poubelles ?” ou bien: “Vous êtes tombée bien bas ! ”, rapporte Christelle, amusée.
© Christelle Téa - Poubelles, 6 rue de Navarin - Paris - 20.III.2023
© Christelle Téa - Poubelles, rue Taitbout - Paris - 19.III.2023
Le 9e en majesté
Lorsqu’elle emménage dans le 9e, un arrondissement qu’elle connaît mal, il y a quelques années, Christelle choisit de l’investir par le dessin. Elle se met en quête de lieux, de scènes, de paysages urbains, de façades qui vont nourrir son travail. Elle se documente, expédie des dizaines de mails.
Si certains lieux restent inaccessibles, comme l’Opéra, resté sourd à ses sollicitations, en revanche, les musées de la Vie Romantique et Gustave Moreau l’ont accueillie à bras ouverts.
Au gré des rencontres et de ses pérégrinations, elle dessine la salle de lecture de la bibliothèque Thiers, l’intérieur de son restaurant préféré, la place Saint-Georges. Le bouche-à-oreille fonctionne. Des amis collectionneurs lui prêtent leurs balcons avec vue sur les toits de Paris pour quelques heures. Elle croque la toiture de l’église Notre-Dame-de-Lorette, un fabuleux jardin privé rue des Martyrs. Installée sur son petit siège pliable, au dernier étage du parking Clauzel, elle profite d’un point de vue inégalé sur le Sacré-Cœur.
Son trait fin sait capter toute la richesse de la grande salle du Conservatoire national supérieur d’Art dramatique où sur scène, quelques élèves, allongés, font des exercices de relâchement.
Cette série de dessins dans le 9e aboutira à une exposition en 2019 à la galerie Chaptal et fera l’objet d’un livre édité par la galerie, sobrement intitulé Dessins. Dans la préface qu’il lui consacre, l’éditeur, dramaturge et enseignant Michel Archimbaud, enfant du 9e, écrit : « Son art qui relève des traditions graphiques les plus anciennes et n’appartient qu’à elle, saisit la figure humaine comme un élément central défini essentiellement par les satellites que forment les objets de son quotidien, et nous conduit à confondre sujets et objets, centre et périphérie, acteur et décor. »
Je ne serais pas arrivée là si…
Si les éloges pleuvent sur son travail si évocateur, rien ne prédestinait Christelle à devenir artiste et à vivre de la vente de ses dessins. Ses parents tenaient un restaurant dans le 15e. Chaque jour, après la classe, ils récupéraient leurs deux filles à l’école de Pontault-Combault pour filer sur leur lieu de travail. « Ils pouvaient ainsi travailler et garder un œil sur nous. »
Les soirées sont longues pour les deux fillettes. « Après avoir mangé, fait mes devoirs et regardé les clients, je m’ennuyais ferme », se remémore Christelle. Sur le bloc de commandes maternel, la fillette se met à dessiner « tout d’abord, des princesses, des paysages, des arbres, puis des dessins de mode. » Plus tard, sa mère lui dira : « Si j’avais su, je t’aurais prêté une calculatrice. »
Pour l’heure, au collège, elle est bien notée aux cours d’arts plastiques et découvre un monde qu’elle ne soupçonnait pas. « La professeure passait des diapos de tableaux de Picasso, d’Arcimboldo et commentait. On découpait le Rhinocéros de Dürer. Tout ça était nouveau pour moi. »
À sa professeure, elle demande ingénument : « Tout ce que vous nous montrer, on trouve ça où ? » Elle repart bientôt avec deux listes, l’une indiquant les musées à visiter, l’autre répertoriant les écoles d’art accessibles après le bac.
Sa mère prendra le temps de l’accompagner avec sa sœur au musée. « Tout d’un coup, ce fut l’émerveillement. Je n’avais jamais vu de tableaux en vrai. C’est comme si des rayons de soleil sortaient des cadres », souligne, encore émerveillée, la jeune femme.
© Christelle Téa - L'Escalier, Musée national Gustave Moreau, Paris, 17.IV.2019 Encre de Chine sur papier, 65 x 50 cm. Collection particulière
Les années de formation
Si sa mère l’encourage dans cette voie à une condition, « Tu passes ton bac S et ensuite tu feras ce que tu voudras », le père, lui, est moins réceptif, souhaitant la voir intégrer une école de commerce. Elle tente malgré tout le concours de l’école d’arts appliqués Olivier-de-Serres, est reçue. « Au moins, je pouvais avoir un vrai métier, pourquoi pas travailler dans la pub. » Après une première année de mise à niveau, elle découvre la communication visuelle, puis se verrait bien tenter l’école Estienne ou les Arts décoratifs. Son professeur lui conseille plutôt les Beaux-Arts « Tu as le profil, vas-y, tente-le. »
Surprise et encore très réticente, « J’avais toujours l’image de l’artiste barbu qui galère dans la rue », Christelle réunit en catastrophe ses travaux de l’année et se présente au concours de la rue Bonaparte. « En passant le porche, j’ai découvert une architecture magnifique. Alors, je me suis dit :“Je ne sais pas ce qu’on y apprend, mais je vais entrer dans cette école”. »
Elle y développe sa démarche artistique, travaille différentes disciplines dont la photo. Diplômée des Beaux-Arts en 2015, elle sait désormais à quoi elle va s’atteler : le dessin. « Je n’avais pas envie de faire plaisir, mais faire ce qui me plaisait réellement ». Entre-temps, la boursière a gagné plusieurs prix, « Ralph Lauren, Nespresso, des marques qui parlaient à mes parents. Ils étaient rassurés ». Elle obtient rapidement des commandes, gagne de quoi payer ses fournitures et faire face au quotidien.
Le travail par séries
Le crayon et l’encre de Chine seront ses premiers compagnons. « Je dessine sans effacer. Ça passe ou ça casse », précise la jeune femme, d’un naturel très patient, qui approche son art par séries. Celle sur les escaliers fera l’objet d’une exposition à la librairie Métamorphose (6e) en novembre prochain, avec en bonne place l’escalier d’honneur de l’Opéra Garnier, dont elle a enfin réussi à obtenir l’autorisation. Elle attend toujours celles du château de Chambord et de la Tour Eiffel.
Elle a déjà réalisé plus d’une cinquantaine de dessins sur le thème des bibliothèques. Celles de l’Assemblée nationale, de l’Observatoire de Paris, de l’INHA sur le site Richelieu et bien d’autres sont immortalisées sous son crayon. Même la bibliothèque du Collège de France a su l’inspirer, malgré sa modernité. « Je préfère le style ancien et les nombreux détails qu’il offre. Les lieux minimalistes, très beaux en apparence, ne m’apportent rien. »
Curieuse, Christelle sait s’adapter à tous les environnements. En 2016, invitée par un chirurgien en maxillo-faciale à l’hôpital Necker, elle se retrouve, charlottes vissée sur la tête et chaussées aux pieds, à dessiner dans les blocs opératoires. « Je restais assez loin de la table et je dessinais les lumières, les équipes, le matériel imposant. Un véritable ballet », se souvient-elle.
Tout l’impressionne et la fascine, l’arrivée des enfants, les gestes opératoires, les équipes, mais elle arrive à s’en détacher et à se concentrer. « Lorsque je dessinais, cela m’anesthésiait. » Le personnel médical, au début très méfiant, voire hostile, s’habitue à sa présence puis accepte la jeune dessinatrice sans réserve. Une partie de son travail sera exposé à la galerie Jean Brolly (3e) en novembre 2023.
Pendant le confinement, elle réalise une série d’aquarelles, un journal culinaire composé des plats et autres mets qu’elle prépare en cuisine. Sous son pinceau, cailles, poulpe, rôti d’agneau, simple feuille de chêne ou plateau de fraises ravissent la vue et ouvrent l’appétit.
Au sortir de la période, elle s’amourache des chiens croisés dans le quartier, les croque à leur domicile. « Les chiens sont des modèles très remuants, à l’exception d’un toutou très zen dont la maîtresse était prof de yoga. » Et de conclure, « les chiens ressemblent à leurs maîtres. »
© Christelle Téa - Mani, Jack Russell, 4 ans, 6.VII. 2020. Encre de Chine sur papier, 26 x 36 cm
© Christelle Téa - Ovide, Akita, deux ans et demi, 9.IX. 2020. Encre de Chine sur papier, 26 x 36 cm
© Christelle Téa - Leia, Westie, 4 ans, 6.VII. 2020. Encre de Chine sur papier, 26 x 36 cm
En ce début de printemps, Christelle s’est attelée à une série visuelle liquide à l’Aquarium de Paris. « J’adore l’environnement, les lumières. Il faut aller vite et faire appel à sa mémoire visuelle car les poissons et le personnel ne vous attendent pas. »
Thierry Cazaux, grand amoureux du 9e et auteur de plusieurs ouvrages, organise par ailleurs des salons musicaux et l’invite régulièrement à dessiner pendant les concerts. « Ce qui me plaît, c’est la performance. Il n’y a pas de place pour la routine. »
Une silhouette reconnaissable entre mille
Lorsqu’elle dessine dans la rue, Christelle arrive à entrer dans sa bulle, tout en restant vigilante. « Il m’est arrivé de tomber sur des fous. Certains veulent me donner une pièce. Mais dans l’ensemble, les passants sont bienveillants, me demandent mon compte Instagram et si mes dessins sont en vente. » Livreurs, enfants, parents, une population de tout âge s’arrête, intriguée, devant cette jeune femme à la silhouette fragile, assise sur son pliant, tenue soigneusement composée. « Lorsque je me lève le matin, en fonction de mon humeur, je choisis un chapeau parmi une soixantaine. C’est son coloris qui va définir le reste de ma tenue », explique Christelle qui aime jouer avec les couleurs et les vêtements.
Chaussée de ses fidèles Repetto « des ballerines confortables. Crucial pour moi qui sillonne Paris », cette artiste indépendante appréhende le monde par le détail et aiguise notre regard.
Christelle Téa vend ses originaux sur son site Internet. Comptez 2000 € pour un format 50 x 65 cm, et collabore ponctuellement avec des galeries.
Retrouvez les points de vente de ses publications, livres édités, catalogues et éditions spéciales sur son site Internet.
Frédérique Chapuis
Les bonnes adresses du 9ème de Christelle Téa
Les Canailles au 25, rue La Bruyère : « Des amuse-bouches au dessert, tout est bon et frais. Leur soufflé au Grand Marnier est une tuerie. Pour une trentaine d’euros, c’est un très bon rapport qualité prix. »
Peco Peco au 47, rue Pigalle : « Des tapas japonaises que l’on peut partager. J’aime leurs kushiage, des brochettes panées, et leurs petits chaussons de riz. »
Momoka au 24, rue Pigalle : « C’est un bon restaurant japonais, avec des produits frais et bien cuisinés. Lors d’une triennale d’art contemporain, je suis partie au Japon et j’ai découvert un autre monde très inspirant, dont la nourriture m’a enchantée. »
Aji Dulce au 19, rue Notre-Dame-de-Lorette : « Dans une petite échoppe, de la street food vénézuélienne qui fait la part belle à la fameuse Arepas, une galette de maïs blanc, bien garnie. »
Débardeuse au 16, rue La Bruyère : « Ce magasin de vêtements vintage propose de belles pièces du vestiaire féminin des années 50/60/70. En plus des griffes, Yves-Saint-Laurent, Dior ou encore Balmain, on trouve un large choix de vêtements, accessoires et bijoux fantaisie. »
L’Opéra Garnier, place de l’Opéra : « J’adore le lieu. Je choisis mes spectacles au coup par coup : un grand Opéra ou un ballet. »
Le Théâtre de L’Athénée, square Louis Jouvet : « J’y suis allée dernièrement voir Coup de roulis, une opérette du compositeur André Messager. La mise en scène, les voix, le casting, la musique, tout était parfait. C’était drôle et enlevé. »
Le Musée Gustave Moreau au 14, rue de La Rochefoucauld : « Pour l’ambiance qui y règne, son escalier fabuleux et toutes les peintures exposées qui représentent toute la vie de l’artiste. »
Le Musée de la Vie Romantique au 16, rue Chaptal : « Je m’y rends pour les expositions temporaires et les concerts. C’est un lieu intime où l’on se sent bien. Le salon de thé avec sa verrière est parfait pour une petite pause. »
La galerie Chaptal au 7, rue Chaptal : « J’apprécie la sélection de dessins et de peintures, des œuvres d’art anciennes. J’ai dessiné les réserves. »