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Des tresses blondes, un kilt, de beaux yeux bleus. À 85 ans, Denise Acabo tient “À L’Étoile d’Or”, un paradis pour les gourmands. Chocolats fins, confiseries, autant de douceurs qui ravissent habitants du quartier et touristes du monde entier. Une adresse incontournable et historique qui va bientôt disparaître.

Denise Acabo, 85 ans, devant sa boutique au 30 rue Fontaine.

Ce portrait a été réalisé en juin 2022. À l’Étoile d’Or a fermé définitivement ses portes en septembre 2022. Nous remercions Denise pour son accueil chaleureux et lui souhaitons encore de belles années et de belles rencontres dans le quartier.

 

Denise porte beau, en dépit d’un dos qui la fait souffrir depuis de nombreux mois. La dame a su conserver une certaine allure de jeune fille qui fait tout son charme. À cela, s’ajoute un côté canaille. Le tutoiement facile, Denise se montre chaleureuse et sans chichi. Son visage avenant barré d’un large sourire est apprécié de sa clientèle fidèle comme des touristes en goguette.
Depuis plus de quarante-sept ans, elle descend chaque matin ouvrir sa boutique À L’Étoile d’or. « C’est toujours une joie. Je vois énormément de gens. C’est la vie. Et de s’exclamer : Qu’est-ce que je ferai toute seule à me morfondre dans mon appartement ? » Car cet endroit, elle l’a conquis de haute lutte. « À l’époque, je tenais une épicerie fine de luxe à Colombes. Ça marchait bien. » Le commerce était bien placé, la clientèle haut de gamme « J’étais à mon aise dans cet univers ».

Un vrai coup de foudre

Début des années soixante-dix, Denise repère au 30 de la rue Pierre Fontaine une boutique à l’ancienne, encore dans son jus 1900 avec ses boiseries, son carrelage, son comptoir tout de bois et marbre.  « J’allais consulter un spécialiste du pied rue de Douai et je suis passée devant cette boutique que je trouvais magnifique ». À plusieurs reprises, la jeune femme d’alors passe une tête : « Je demandais au vieux pas aimable qui se tenait là : quand est-ce que vous la vendez votre boutique ? » Ce dernier, invariablement lui répondait par la négative. Mais un jour, Denise, au culot, lui pose un tas d’argent sur le comptoir et c’est ainsi qu’elle remporte la mise. « Il a signé tout de suite. Il n’avait qu’une envie, se tirer d’ici », déclare-t-elle dans un beau sourire.

La jeune femme s’installe dans les murs, en conservant ce qui l’avait séduite. Depuis, chaque jour que Dieu fait, elle caresse le bois sculpté du comptoir et rend ainsi hommage à l’ébéniste qui l’a réalisé : « J’aime les belles choses et le travail bien fait », souligne cette femme si atypique, si libre aussi.
À l’Étoile d’Or, Denise règne sur un royaume de friandises et de chocolats, « que du meilleur ! » Les plaques de chocolat Bernachon côtoient les Coussins de Lyon de chez Voisin. Les raisins au Sauternes de la maison Verdier et autres fruits confits du maître-confiseur Cruzilles s’offrent au palais des plus exigeants. À cette sélection pointue, Denise ajoute sa marque en emballant toutes ses confiseries dans du papier d’images d’Épinal, « Je suis la seule à le faire sur Paris. C’est cher mais c’est ma signature », concède-t-elle. Une petite coquetterie qui fait toujours le ravissement des clients, petits et grands.

Des images d'Épinal pour emballer les friandises, c'est la marque de fabrique de Denise Acabo.

Pâtes de fruit et fruits confits haut de gamme du maître-confiseur Cruzilles de Clermont-Ferrand.

Une institution du quartier

À force de travail, Denise a réussi à faire de sa chocolaterie-confiserie un incontournable du bas Montmartre. « Je passais douze heures par jour dans ma boutique. Je travaillais et je montais me coucher ». Sa personnalité attachante a certainement joué dans ce succès ; le quartier qui connaît à l’époque une véritable effervescence artistique lui rendait bien. Acteurs et metteurs en scène se pressaient pour acheter une petite douceur avant chaque spectacle.
Parmi ses visiteurs fidèles, Michou, décédé en 2020, avait conquis une place particulière dans le cœur de la dame aux tresses. De son tiroir, plein de coupures de presse, Denise sort un petit mot écrit de la main du Prince bleu de Montmartre qu’elle souhaite lire à haute voix : « A toi, ma Denise, à ton amitié, ton gentil sourire. Je t’aime… »
Mais son plus grand tour de force fut certainement sa reconnaissance à l’étranger, à l’heure où Internet et les réseaux sociaux étaient encore inexistants. Pendant des années, c’est le monde entier qui vient la voir, dépenser devises et autres dollars afin de trouver en bouche tout le raffinement à la française.
Denise Acabo sera référencée dans de nombreux guides touristiques étrangers. Les Japonais et les Américains sont fous de cette tenancière ”so French” et du charme suranné qui se dégage de sa boutique. Denise, qui se prête volontiers aux photos, n’a jamais perdu de vue l’aspect commercial de son métier, mais a su rester vraie. Elle aime surtout la vie et les autres.

Une enfance à Tunis

De sa vie d’enfant et d’adolescente à Tunis, l’octogénaire se rappelle ses années passées au pensionnat des religieuses de Carthage face à la mer. Elle se souvient de sa voisine, l’actrice Claudia Cardinal. « Elle habitait en face de chez moi. Je la voyais partir au lycée. »
De sa mère piémontaise, « très belle et élégante et qui savait faire la cuisine », elle a hérité d’un goût très sûr et d’un palais raffiné. « J’étais habituée aux meilleurs produits, manger peu mais très bon ».

La jeune fille d’alors « qui ne sait pas faire le ménage et qui s’ennuie à la maison » décide de suivre des cours de secrétariat. Elle décroche un premier emploi aux Papeteries de France à Tunis. Mais l’histoire de la famille va se heurter à la grande histoire. Suite à l’indépendance retrouvée du pays en 1956, suivie du départ des troupes françaises, la jeune fille âgée d’une vingtaine d’années quitte la Tunisie et part retrouver sa mère qui vient de s’installer dans le Lot-et-Garonne. « Elle était courtisée par un Gasconun beau parti qui avait 34 hectares de terre », justifie fièrement Denise. La jeune femme qui a retrouvé un poste aux Papeteries de Bordeaux épouse son amoureux, un Italien de Tunis, avec lequel elle aura deux enfants.

Mais Denise a la bougeotte. Elle souhaite « voir du monde. » Les jeunes mariés montent à Paris et c’est à Colombes qu’elle ouvre son premier commerce.

À L'Étoile d'Or fut l'une des premières confiseries de Paris à proposer le chocolat du Lyonnais Bernachon.

Une femme courageuse

Des épreuves de la vie, Denise en a connu, peut-être plus que d’autres. En 1977, son mari décède dans un tragique accident de voiture. Elle s’en sort, grièvement blessée. Elle restera alitée plusieurs mois. Sa fille Martine, à peine 18 ans, arrête aussitôt ses études et reprend la boutique, le temps que sa mère se rétablisse. Depuis cet événement douloureux, Denise a opté pour le kilt écossais. « Je dois en avoir une dizaine de chez Burberry. Je ne supporte pas la petite qualité », annonce, souveraine, Denise. Une cliente et amie rappelle que suite à l’accident, elle ne pouvait plus mettre de pantalons. Denise ajoute : « Un kilt, c’est facile à mettre. Et si l’on prend du ventre, on desserre d’un cran… » Quant aux tresses, elles datent de l’époque des bonnes sœurs. Elle ne les a jamais quittées et les refait chaque matin.

En 2014, une explosion au gaz a bien failli lui coûter la vie le jour de la Saint-Valentin. « Je me tenais ici dans la boutique et d’un coup, ma vitrine a explosé, tout a basculé. Depuis, je déteste le chiffre 14 », glisse, mutine, la rescapée. En l’espace de quelques minutes, « c’est tout le gouvernement, les journalistes et les photographes qui étaient là », se souvient-elle. La boutique restera fermée de longs mois. Denise ronge son frein, les assurances prennent leur temps. Ce n’est qu’au bout d’un an et demi, les travaux enfin réalisés, qu’À l’Étoile d’Or pourra rouvrir. Depuis, Denise rouspète régulièrement sur sa nouvelle vitrine pas du tout à son goût, mais elle n’est pas femme à s’apitoyer sur elle-même.

“Je me tenais ici, dans la boutique et d'un coup, ma vitrine a explosé, tout a basculé. Depuis, je déteste le chiffre 14.”

La mémoire du quartier

Denise, c’est presque cinquante ans de mémoire du quartier. Elle a vu changer ce petit coin de Paris qui s’est embourgeoisé. Pour autant, elle apprécie cette nouvelle jeunesse attablée aux cafés d’en face. «  Ce n’est pas moi qui vais appeler la police pour tapage nocturne. Il faut bien qu’ils s’amusent. »  C’est que Denise a vu grandir nombre d’entre eux. Régulièrement, de jeunes trentenaires poussent la porte, à la recherche d’une enfance disparue. L’endroit, resté figé dans le temps, rassure et agit telle une madeleine de Proust ; Denise en est la tante Léonie.
« Ces jeunes m’embrassent comme si j’étais leur grand-mère », ajoute la chocolatière, touchée par ces marques d’affection. De nombreux clients, aujourd’hui devenus ses amis, lui demandent régulièrement des nouvelles. Sa fille Martine veille sur elle. Ancrée dans le quartier, cette dernière est responsable des Petits Loulous du 9ème, rue de Douai, une structure associative proposant des ateliers artistiques et sportifs aux enfants.
Le fils de Denise, Alain, est clarinettiste à la Philharmonie de Strasbourg, et sa petite-fille Louise, qui fait sa fierté, étudie le clavecin (« Elle ne pense qu’à ça »).

Son jardin secret

Lorsqu’elle ouvre les fenêtres côté cour de son appartement, Denise a l’habitude de s’extasier sur la magnifique façade ouvragée d’en face, une œuvre du sculpteur Lechesne. « Ici, habitait le célèbre mage Billaudot.  Alors, je lui lance à travers le temps : « protège-moi, envoie-moi de bonnes ondes » », raconte Denise, toute fière de son effet. C’est effectivement ici qu’Edmond Billaudot, voyant de son état, recevait tout le gratin parisien.

Se pressaient dans son cabinet l’Impératrice Eugénie, Napoléon III ou encore Victor Hugo, féru d’ésotérisme. Alexandre Dumas venait se faire tirer les cartes. À l’époque, la mode est aux tables tournantes, au spiritisme, à la cartomancie et à l’astrologie. D’après certains écrits, le grand mage prédit à Victor Hugo son exil à Jersey, à Louis Bonaparte la défaite militaire de Sedan, ou encore à Alexandre Dumas son franc succès littéraire.

Dans leur fameux journal, les frères Goncourt relatent leur visite du 29 octobre 1856 : « Marie m’emmène chez le grand sorcier des filles et de Paris, Edmond. C’est dans la maison bâtie par Lechesne, 30 rue Fontaine-Saint-Georges, toute seizième siècle, fleurie de sculptures des pieds à la tête, avec des chouettes en pierre qui montent la garde sur les portes (maison, dit la voix publique, qu’Edmond a acheté avec l’argent de ses consultations) ». Peu portés sur l’art divinatoire – « l’art de vendre de l’espoir aux riches » – Edmond et Jules de Goncourt en seront quittes pour 40 sous. Reste une façade de style néo-renaissance, pleine de mascarons et de rosaces, qui fait le bonheur de Denise.

Denise et sa vendeuse, la fidèle Mayumi qui dorlote sa patronne depuis quatorze ans.

Une rue marquée par les crises

Un brin nostalgique sur ses années fastes, Denise se souvient des touristes qui arrivaient par cars entiers. « Ils descendaient par groupe de vingt dans la boutique et me prenaient pour 400 € de chocolat chacun », soupire-t-elle. Mais ce temps béni est bien révolu. Si les Américains sont de retour dans la capitale, Denise se plaint d’une clientèle asiatique aux abonnés absents (« de retour pas avant 2023  » souffle Mayumi, son employée japonaise qui la seconde depuis 2008). Les attentats parisiens de 2015 ont mis un sérieux coup d’arrêt aux voyages organisés. Enfin, le pouvoir d’achat a sérieusement dégringolé, affectant les recettes d’A l’Étoile d’Or.
Interrogée, sa fille Martine, acquiesce : « Les touristes se sont reportés sur la rue des Martyrs. La rue Fontaine a beaucoup souffert. » Crise des gilets jaunes, quelques vitrines cassées, une parenthèse Covid qui aura achevé de mettre à terre plusieurs commerces… les touristes qui constituaient près de 80 % du chiffre d’affaires de Denise ne sont pas revenus.

Il est temps de vendre

Avec l’âge et les douleurs aux dos persistantes, tenir le magasin est devenu compliqué pour Denise. Pour sa fille, lucide, il est plus que temps de vendre. La doyenne des chocolatiers de Paris, n’imagine pas vivre sans son commerce ;«  C’est toute ma vie ! » s’écrie-t-elle. Une vie qui se déploie à travers les vitrines : coupures de presse, photos de clients, livres offerts, boîtes et ballotins siglés à son nom.
Mais la réalité, les comptes plombés par le manque de clients, le loyer et l’employée qu’il faut payer auront raison de l’énergie qui lui reste pour descendre chaque après-midi retrouver son cher comptoir. Pour Denise, c’est une page qui se tourne. Pour ses clients et amis, aussi.

Frédérique Chapuis

À l’Étoile d’Or
30 rue Pierre Fontaine, Paris
Paris 9.