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En écoutant parler Michel Guillet, c’est tout un pan de l’histoire de l’avenue Trudaine mêlée à celle de l’art contemporain que l’on ressuscite. Depuis sa galerie un peu foutraque, où se côtoient tableaux, sculptures et dessins, l’homme de culture observe et participe au monde qui l’entoure.

Une famille ancrée dans le 9ème

Avec un grand-père libraire, éditeur de musique et antiquaire, installé rue de Maubeuge, Michel est un enfant du 9ème. De son aïeul qui a fait les deux guerres, Michel a peu de souvenirs mais reste au sein de la famille, la figure d’un homme érudit et libre. « Il faisait partie d’un groupe de renseignement sur Meudon. Lorsque le réseau est tombé, mon grand-père, valise faite, était prêt à fuir mais personne n’a parlé. Les membres arrêtés ont préféré mourir plutôt que de donner leurs camarades résistants. »

Et Michel de poursuivre le récit familial avec Marcel, le père, fait prisonnier par les Allemands, qui s’évade et trouve refuge chez des amis, cité Rougemont.
La guerre terminée, ce dernier reprend le local de son père comme encadreur et marchand de tableaux. En 1947, il fait la rencontre de sa future femme, Tina, une américaine venue de New York, dessinatrice de mode.
À cette époque, l’arrondissement regorge de petites mains nécessaires aux ateliers de couture et c’est dans ce milieu que les deux personnalités sensibles aux belles choses feront connaissance.

Le 17 avenue Trudaine, un phalanstère d’artistes

Le couple emménage en 1952 au 17 avenue Trudaine. L’immeuble, construit en 1842, essentiellement composé d’ateliers, était destiné à recevoir des artistes. Trois générations d’entre eux vont se succéder jusqu’à la vente à la découpe du bâtiment après guerre.
Les parents de Michel reprennent l’atelier d’un peintre décédé d’origine russe. « Au-dessus, il y avait l’atelier d’Henri Jannot, Mr Jolly était graveur général de la Monnaie. Au rez-de-chaussée, on trouvait Claude Mancini » se rappelle Michel dont les parents, très actifs dans le monde de l’art, lancent plusieurs peintres et sculpteurs.

Avec son frère jumeau, ce dernier grandit entre Paris et les Etats-Unis, dans une atmosphère artistique auprès d’un père marchand de tableaux mais aussi ouvrier doreur/graveur « des métiers qui se sont perdus ». Dès l’âge de treize ans, pour se faire quelques sous, les deux garçons travaillent la fleur, le tissu, la couture, l’encadrement dans les ateliers de la rue Milton.

Michel apprend sur le tas et devient metteur sur pierre. Il assiste les peintres dans leurs travaux de lithographie et de sérigraphie. « On était jeune et on travaillait pour des artistes âgés entre soixante-dix et quatre-vingts ans. Une transmission se faisait entre générations. » Il réalise des lithos pour Gen Paul ou Henri Jannot.
Son frère Martial fera un parcours dans la couture puis la restauration. Il tient aujourd’hui la Table des Anges, rue des Martyrs.

Michel Guillet dans sa galerie d'art, avenue Trudaine à Paris 9.

Michel Guillet, galeriste avenue Trudaine et la mémoire du quartier

L'ouverture de la galerie en 1977

Extérieur galerie Guillet, avenue Trudaine
Intérieur de la galerie Guillet

La galerie Guillet accueille les artistes contemporains de différentes disciplines : peinture, sculpture, photographie, gravure, dessin

Enfant, Michel arpente l’avenue Trudaine, son terrain de jeu favori. Pratiquement en face de l’appartement familial, une boutique de fleuriste dont il a pris l’habitude d’admirer la vitrine « une boutique dans laquelle Landru achetait énormément de fleurs » prévient-il. Légende urbaine ? Reste que le tueur en série de femmes esseulées logeait à quelques pas, au 76 rue de Rochechouart chez sa maîtresse.
Lorsque le fleuriste mettra la clef sous la porte – la mauvaise publicité au moment du procès du Barbe-Bleue de Cambrai l’aura manifestement éclaboussé – sa fille épousera Georges Goudard, photographe et technicien du cinéma, qui reprendra le local pour en faire un studio.
Plus tard, Michel en louera une partie. Il a besoin d’un espace pour entreposer les lithographies qu’il a commencé à éditer et à vendre. Après le rachat du fond de commerce, il inaugure sa galerie en 1977 puis acquiert les murs quelques années plus tard.
Le jeune homme s’est fait un œil au contact des artistes et artisans du quartier, encore nombreux à cette époque. Il sait désormais repérer les talents et prépare le travail des commissaires-priseurs. « J’ai su très rapidement reconnaître une litho, une gravure, une encre et la dater, en art moderne et en contemporain. »

Une rencontre décisive

l'artiste Gen Paul dans son atelier de Montmartre

Gen Paul dans son atelier de Montmartre au 2 avenue Junot, à l'angle de la rue Girardon

En 1974, Michel fait la rencontre d’Eugène Paul dit Gen Paul, l’un des grands expressionnistes français, peintre, graveur et lithographe sur le tard, grand observateur de la vie quotidienne. « Il a cette distorsion humaine très présente car il a perdu une jambe pendant la grande Guerre » souligne Michel qui va le côtoyer pendant un an avant sa mort. Le mot distorsion revient souvent dans le vocabulaire de Michel lorsqu’il parle des artistes. Distordre le réel, le déformer, l’effacer pour mieux le réinventer même si le résultat reste opaque et dur, pour celui qui regarde.

Le peintre alors âgé de soixante-dix-huit ans, décoré de la Légion d’honneur à titre militaire, est un caractériel notoire. Or, s’il est d’un abord difficile, une relation de confiance va néanmoins se nouer entre les deux hommes. « J’allais le voir pratiquement tous les jours pour travailler sur ses lithos et il m’a raconté Verdun, ses rencontres avec Marcel Aymé et Céline. » Ce contemporain de Picasso, Braque et Soutine, transmet au jeune Michel ses souvenirs de la grande Guerre et ceux de la vie culturelle parisienne de la première moitié du 20ème siècle.

Michel Guillet va éditer quatre de ses lithographies dont La rue Tholozé à Montmartre et Mourir pour la Patrie, c’est le sort le plus beau, critique acerbe d’un unijambiste devenu alcoolique. « On les a poussés à aller faire la guerre et quand ils sont revenus, on leur a fait comprendre qu’ils y étaient allés pour rien » rappelle-t-il.
C’est toute une génération qui s’est sentie trahie ou comme l’a écrit Anatole France au journal L’Humanité : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels. » 

Exposer les peintres vivants de l’École de Paris

Michel fait ses débuts de galeriste avec l’exposition « Jean Dorville, soixante ans de peinture ». Un artiste touche-à-tout, peintre, dessinateur, lithographe et poète, dont Michel rappelle les amitiés artistiques. « Je l’ai connu à quatre-vingts ans en 1977. Bien des années auparavant, cet homme était un familier et ami des grands artistes tels que Poulenc, Cocteau, Milhaud. Il fréquentait Picasso et le recevait chez lui rue Milton. »

Son credo : exposer les peintres issus de l’Ecole de Paris, des artistes de toutes origines qui des années 1900 à 1960, ont fait de la capitale le foyer de la création. Il va notamment mettre en avant ceux issus du mouvement des Forces nouvelles qui avant-guerre prônent le retour au paysage, au plus près de la nature en exposant des noms tels que Georges Rohner, Robert Humblot et Pierre Tal Coat, des peintres aujourd’hui oubliés. « Ils sont tous vivants à l’époque. On les retrouve à la grande exposition Paris-Paris au centre Pompidou en 1981. Des peintres visibles dans de grands musées du monde et pourtant peu connus en France car peu médiatisés. »

Peinture colorée de Pierre-Tal-Coat, Vanités - 1935

Pierre Tal Coat (1905-1985)- Vanité 1935 - Huile sur panneau parqueté

Tableau de Georges Rohner-chûte-du-panier-de-légumes

Georges Rohner (1913 - 2000) Chute du panier de légumes - huile sur toile - collection privée

Un marché et une clientèle qui évoluent

Depuis quarante-cinq ans, Michel encourage et soutient les artistes contemporains exerçant à Paris. Aujourd’hui encore, ils sont nombreux à toquer à sa galerie. « Je leur donne mon avis, celui d’un amateur éclairé et d’un marchand d’art. » Un marchand curieux qui court les salons, guette les premiers prix, piste les artistes qui ont vendu des œuvres mais ne sont pas encore reconnus à l’étranger.
Car tout son travail consiste à découvrir des talents en amont des grands marchands internationaux habitués à rafler la mise « pour en faire des valeurs financières » dénonce Michel. Sur un marché de l’art opaque et financiarisé, les vrais collectionneurs se raréfient. Restent les mécènes qui financent encore les catalogues, les biographies et risquent parfois un million d’euros sur un artiste contemporain dont la cote va s’envoler en salle de vente.

Un phénomène qui s’amenuise tant « la vente d’œuvres d’art d’artistes vivants a chuté et se concentre désormais sur un petit nombre reconnus dans leur pays » reconnaît Michel qui expose son remède pour retrouver vitalité et visibilité des avant-gardes actuelles « Il y a besoin de recréer des échanges entre les différents arts, notamment avec la mode et les artistes. » Dénonçant l’entre-soi et les fêtes cachées, ce dernier prône l’ouverture et un mélange joyeux des disciplines.

La clientèle elle aussi évolue. La galerie Guillet Arcane 17 qui historiquement travaillait avec un noyau de collectionneurs de l’avenue Matignon et de la rue Saint- Honoré, s’est construite, au fil des ans, un réseau plus international. Elle fonctionne aussi avec des clients de passage qui achètent au coup de cœur.

Savoir détecter les potentialités

Pour Michel, ce qui prime, « c’est d’abord la rencontre avec une œuvre, puis avec l’artiste et enfin la découverte en atelier. » Un moment essentiel au cours duquel le marchand détecte ou non les potentialités de l’artiste. « On est au-delà du talent. On regarde l’expression, cette liberté qu’il ou elle a déjà ou pas encore acquise. »

Intarissable, Michel fait référence à une collectionneuse, visitant sa galerie et qui face à un tableau s’est exclamée « Je ne peux pas expliquer, ça parle à mon âme ». Un coup de foudre, le signe que l’on ne se trompe pas à l’achat. « Ce n’est pas le voile du savoir qui vous fait aimer la chose » mais un “je ne sais quoi“ qui a trait à l’humanité, à l’émotion, une affaire de ressenti.
L’artiste ajoute un titre pour aiguiller mais « le titre n’est pas l’œuvre. Ce n’est qu’une façon d’en parler et de la regarder » souligne le spécialiste et marchand d’art.

Faire vivre l’avenue Trudaine

Carte postale de l'avenue Trudaine au début du 20ème siècle Avenue Trudaine à la tombée de la nuit

Très actif, Michel Guillet a relancé en 2020 l’association des commerçants du quartier dont il est le président. « La période du Covid a malmené les bonnes volontés. Plusieurs associations ont périclité. Il y a aujourd’hui besoin d’un nouvel élan afin de ressouder les commerçants » constate le galeriste jamais à court d’idées. Les illuminations de Noël sont un premier rendez-vous. D’autres moments d’animations devraient suivre, en lien avec les Conseils de quartier. Toutefois, les nouveaux venus se font tirer l’oreille pour participer. « Ils n’ont pas le temps et ne sont pas certains de rester » souligne Michel dépité, qui trouve plus facile de solliciter des établissements bien installés et reconnus, souvent propriétaires de leurs murs.

D’autres mettent la clef sous la porte au bout d’un an d’exercice, comme le magasin de vélos. Le turn-over s’accentue. En cause, les loyers devenus exorbitants. « Bientôt une boutique en rez-de-chaussée va coûter plus cher qu’un appartement. C’est maintenant devenu des rentes pour ceux qui investissent » dénonce le galeriste qui aimerait plus de variété : « On a perdu sur l’habillement, la chaussure, l’antiquité » Restent deux magasins de jouets, quelques galeries, un luthier, une agence de voyage, un créateur de lunettes. Les vieilles brasseries et les boulangeries sont restées mais des secteurs entiers de l’artisanat ont disparu.
De chaque côté de l’avenue, les habitants vivent au rythme des sandwicheries, bars et restaurants, parfait pour assurer un certain dynamisme à un endroit qui reste agréable à vivre.

Au rythme des mandatures

Son statut de président d’association lui a permis de côtoyer plusieurs maires avec lesquels il a entretenu une entente toujours très cordiale. Avec Gabriel Kasperet (RPR) élu à trois reprises à partir de 1983, soit 18 ans de mandature, « on a organisé des soirées jazz sur l’avenue. On a créé le marché du vendredi. ». Le parking en sous-sol fut inauguré.
Avec Jacques Bravo, élu (PS) en 2001, l’avenue fait l’objet de plantation d’arbres, le square d’Anvers est réaménagé. Les stationnements de cars de touristes disparaissent.
En 2014, l’arrondissement repasse à droite. Delphine Bürkli (UMP, puis LR puis Horizons), réélue en 2020, accentue le rythme des plantations sur les terre- pleins. Les aménagements de voiries se poursuivent avec les enfouissements de containers, un bac de compostage est installé, jour de marché.
La circulation automobile reste réduite sur l’avenue Trudaine, le secteur est devenu en partie réservé aux piétons, les dimanches et jours fériés. Patrick Modiano2 , infatigable marcheur, très attaché au nom des rues, écrira : « On dit qu’elle ne commence ni ne finit nulle part, peut-être parce qu’elle forme une sorte d’enclave ou de clairière et qu’il n’y passe que de rares voitures. ».

De son côté, Michel parle d’une zone de repli pour les piétons et les poussettes. « Il y faut de la circulation lente et conserver des aires de livraison. » Cet adepte des rues à l’américaine où les stationnements se retrouvent en sous-sol, milite pour des parkings à des tarifs très abordables à certains endroits stratégiques de la ville, proches des spectacles et de la vie nocturne. « Les parkings sont chers car on n’en construit pas, pourtant ils sont rentables. Il n’y a pas de volonté politique en ce sens » regrette-t-il, rappelant que le parking Anvers a toujours été saturé.

Canular ou nouvelle opération d’urbanisme ?

Beau fait d’armes du galeriste en 2004 sous Jacques Bravo, avec l’organisation d’une installation qui n’a pas eu l’heur de plaire à tous. En l’espace de quelques heures, une dizaine de baraques préfabriquées sont installées avenue Trudaine pour faire découvrir aux passants un nouveau concept de logements : des maisons de ville de la taille d’une place de parking louées à l’heure ou à la journée, implantées pour une durée de trois ans. Des clients sortaient des baraques en déclarant avoir fini leur bail de huit heures. Des agents immobiliers proposaient des visites du site aux passants médusés, d’autres épouvantés. Canular ou nouvelle opération d’urbanisme ?

Rien de tout cela mais une création immersive de la compagnie de théâtre de rue Ici-Même, utilisant l’espace urbain comme terrain de jeu et pointant par l’absurde les dysfonctionnements du monde actuel. Rien n’était vrai mais certains ont cru à cette dystopie urbaine. « Les comédiens faisaient leurs grillades à l’extérieur devant les maisons. Les voisins étaient catastrophés. Ils avaient peur que leurs appartements perdent de la valeur » raconte Michel, avec le sourire d’un gosse qui aurait fait un mauvais coup.
Le standard de la mairie a chauffé ce jour-là. Le service logement a recueilli de nombreuses plaintes d’habitants offusqués. Depuis, l’avenue Trudaine a retrouvé son visage tranquille et bourgeois. Michel fait partie de ceux qui contribuent à la réveiller.

Une sélection d'artistes qui exposent jusqu'en février à la galerie Guillet Arcane 17

Tableau de Laurenti au premier plan

Au premier plan, une toile d'André Laurenti, Armure sur fond rose - huile, pigments, pastels - 92x73cm - 2019

Palombo.peinturesurbois

Palombo - Rodelle - Peinture sur bois

Peinture de André Laurenti, légendée Nudo Terme Baïa de 2017

André Laurenti - Nudo Terme - huile, résine, pigments & collage sur toile 92x73cm- 2017

Peinture de Charlotte Daudenet

Charlotte Daudenet - Umami - 2022

Peinture de Benjamin Bozonnet

Benjamin Bozonnet -Sommeil de la raison-huile sur toile- 120x60cm-2016 -Oriflamme-huile sur toile-50x50cm-2018

Peinture représentant des feuilles d'arbres

Alice Suret Canale- Marges -46x55cm-huile sur toile-2022

1, Retrouvez Gen Paul dans son atelier de la Butte, interrogé sur sa vie, une archive INA.
2, Extrait tiré du roman L’Horizon de Patrick Modiano, paru en 2010 aux éditions Gallimard.

Galerie d’art Guillet Arcane 17, 8 avenue Trudaine, Paris 9.
Horaires d’ouverture : du lundi au dimanche, de 11h à 19h.

Frédérique Chapuis