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Une petite devanture jaune, des vinyles et des CD d’occas’ plein les bacs et Jean-Paul, la barbichette grisonnante, qui fait tourner la boutique depuis bientôt 30 ans. Le disquaire baisse le rideau à la fin de l’année.

D’aussi loin qu’il se souvienne, Jean-Paul a grandi en musique. « Mes parents étaient des prolos de base mais ma mère avait eu la chance d’être détachée à la bibliothèque de l’usine » note le disquaire. De cette ouverture à la culture, la mère développe un goût prononcé pour les belles reliures et la musique classique, un genre peu prisé dans son milieu social. Le paternel préfère les airs d’accordéon et les chanteurs à voix tandis que le petit Jean-Paul fredonne du Claude François.

Il faudra attendre les années collège pour que l’ado connaisse un vrai choc musical, son premier disque rock écouté chez un copain. «  C’était Cosmo’s Factory, du groupe californien Creedence Clearwater Revival et ce fut une grande claque. »  L’ado n’aura alors de cesse d’assouvir sa nouvelle passion, achetant religieusement chaque mois Rock & Folk, écoutant sous les draps, sur le poste transistor familial, “Poste Restante”, « la première émission consacrée à la musique rock, animée par Jean-Bernard Hebey sur RTL. »

De la Radio libre aux assurances

Le jeune homme vit les grandes heures de la Radio libre, entre animation d’émissions avec les copains, organisation de concerts et petits boulots vite trouvés : « À l’époque, il suffisait d’acheter le Figaro, de lire les petites annonces pour obtenir un job dans la foulée » se souvient-il.
Lorsque Radio Clémentine de Sartrouville se saborde, préférant une fin honnête à un avenir commercial tout tracé, l’animateur embarque avec lui toute la discographie de la station.
Un événement qui clôt une période d’insouciance et inaugure un nouveau chapitre, trouver un « vrai boulot ». Ce sera dans le secteur des assurances. Débutant comme simple grouillot, Jean-Paul se forme, enchaîne les diplômes et finit cadre à 30 ans.

Tout roule sauf que notre homme s’ennuie un peu et n’est pas doué pour les luttes internes de pouvoir. À la faveur d’un plan social qui arrive pile au bon moment, Jean-Paul quitte à 35 ans son poste et se retrouve à courir brocantes et puces, à la recherche de vinyles d’occasion. De quoi se créer un bon stock pour le projet qu’il a en tête. Et il n’y a qu’à se baisser : « Le CD venait d’arriver depuis 4/5 ans. Les particuliers se débarrassaient de leurs vinyles pour une bouchée de pain. On était une quinzaine de chineurs de disques dans ma banlieue, et chacun ramassait son style de musique. »

Jean-Paul Frigaut pose devant sa boutique Plus de bruit.

Après bientôt 30 ans de bons et loyaux services, Jean-Paul Frigaut prend sa retraite.

Intérieur de la boutique Plus de Bruit avec des bacs de vinyles

Une boutique chaleureuse et sans chichi, à l'image du patron

Gros plan sur des mains faisant défiler des vinyles

De nombreux habitués viennent régulièrement fouiller dans les bacs, à la recherche d'une pépite

Ouverture de Plus de Bruit

À l’époque, toute la discographie des années 70 se retrouve déballée sur les trottoirs. Les rééditions sont rares à l’exception des gros groupes de rock. « Il y a tout une génération, la mienne et celle d’avant, qui n’est pas passée au CD, car nous avions tout un pan de l’histoire musicale à découvrir en jazz, rock, soul » précise Jean-Paul. Un noyau dur resté bloqué à l’écoute vinyle qui va constituer sa première clientèle. Sa passion pour la musique a finalement repris le dessus, ses indemnités lui serviront à ouvrir “Plus de bruit”.

En juillet 1994, lorsque Jean-Paul inaugure sa boutique de vinyles d’occas’, on compte une dizaine d’échoppes spécialisées dans Paris. Les brocantes et les services de presse des maisons de disque constituent une excellente filière d’approvisionnement. « Pendant des années, les journalistes pigistes étaient payés en disque. Ils en gardaient quelques-uns et nous revendaient les autres. Un système qui a perduré jusqu’à l’arrivée de Pascal Nègre (Pdg d’Universal Music France de 1998 à 2016), qui a mis un sérieux coup d’arrêt à tout ça » précise le patron, qui, pas sectaire, ouvre même sa boutique au CD d’occasion, « que l’on revendait jusqu’à 10€ » alors que les raretés se négocient aujourd’hui à 5€ quand le tout-venant part entre 2 et 3€.

Courant des années 2000, après une période de creux, des images de vinyles réapparaissent dans la pub. L’idée en revient à un directeur d’agence, gros collectionneur et fan de musique, dixit Jean-Paul. La galette noire, quelque peu oubliée, fait un retour remarqué. « Tout le monde en a profité à commencer par l’industrie du disque en faisant croire au client que le son était meilleur sauf que la qualité des pressages n’était pas toujours au rendez-vous » rappelle le spécialiste qui préfère les galettes épaisses fabriquées dans les années 60 et 70, avant la crise du pétrole : « des disques qui sonnent toujours d’une manière incroyable 40 ans après. »

Jean-Paul présentant un disque de Sun Ra

Le boss souhaite poser avec un album de Sun Ra, le légendaire et prolifique compositeur et pianiste de jazz américain.

Un quartier autrefois populaire

En faisant le choix de la rue de La Rochefoucauld, Jean-Paul est en terrain connu. C’est un ancien habitué du centre de formation des assureurs localisé à l’époque rue Chaptal. Habitant la banlieue ouest, notre homme recherche un local à reprendre proche de la gare Saint-Lazare et de la station Auber. Cette boutique de photocopies tenue par un Iranien lui ira bien.

Lorsqu’il pose ses cartons de disques, le quartier est encore habité par des gens simples qui ont acheté dans les années 50. « Dans ma rue, il y avait un épicier, un coiffeur, deux, trois bars à dames, le club échangiste Chris et Manu, ouvert l’après-midi, un réparateur de clarinettes, une droguerie. » Tous se retrouvaient à midi, au restaurant ouvrier qui servait une formule, entrée, plat, dessert à 12€. « On mangeait dans la première salle, avec les entraîneuses, l’esthéticienne, l’électricien et l’encadreur. Dans la seconde salle on retrouvait les employés des compagnies d’assurances de la rue d’Aumale et de Taitbout. »
Une vraie vie de quartier en somme. Depuis, ce dernier s’est gentrifié, les appartements dépassent allégrement le million d’euros et chacun se fait livrer à domicile tout en écoutant un morceau recommandé par Spotify ou Deezer.

Un large choix de vinyles et CDs

Chez Plus de Bruit, c’est Jean-Paul, à la culture musicale illimitée, qui vous conseille, pas les algorithmes. Les bacs croulent sous les 8000 disques et 3000 CD classés par genre, des années 50 à nos jours. Le choix est large : chansons françaises, jazz, musique du monde, disco, soul, rock. À l’exception du registre classique, le disquaire met la main sur tous les styles, chope toujours quelques nouveautés auprès de ses copains journalistes, « Je les ai vus débuter dans les journaux », propose des LPs Collectors, sans dépasser les 100 à 150 € en boutique. Ici, les prix sont plus que raisonnables (10€ en moyenne pour un vinyle), un positionnement commercial qui a plutôt réussi au patron : « J’ai tenu 30 ans et je n’avais pas envie d’une boutique musée. J’aime que les disques tournent et partent vite. »

Gros plans sur le bac des artistes français avec un vinyle de Serge Reggiani

Les grands classiques français, une valeur sûre

Gros plan d'un 45tour du groupe Madness, rangé dans la section SKA

Rock indé, punk, ska, ça déménage pas mal chez Plus de Bruit.

Un rayon BD, là aussi à des prix intéressants, avec des titres devenus rares ou des nouveautés a même vu le jour.
Celui qui a vu fermer plusieurs disquaires du quartier, « rue Notre-Dame-de-Lorette, rue Mansart, en haut de la rue Fontaine. Reste celui de la rue Blanche » a su mener sa barque sur les eaux turbulentes du marché du disque.
Les vendeurs d’occas’ ont pratiquement tous cédé leur boutique et travaillent désormais sur les brocantes, tandis qu’une grosse partie de l’offre s’est déplacée sur les plateformes de vente en ligne.

Les fans de musique et les collectionneurs

Ce sont les fans de musique, « des habitués, passionnés et ouverts à de nombreux styles », qui font tourner la boutique de Jean-Paul, certains depuis l’ouverture. Une clientèle qui se renouvelle avec les plus jeunes. « Les gamins téléchargent de la musique mais vont de temps en temps s’acheter un bel objet. Alors autant craquer pour un vinyle ! » note-t-il.
En semaine, quelques touristes étrangers collectionneurs passent la porte à la recherche de la perle rare tandis que le samedi, Piaf, Django Reinhardt et Joe Dassin, « car ils ont entendu “Les Champs-Élysées” dans le bus touristique » sont les plus demandés.

En marge des collectionneurs, à la recherche d’un pressage original ou d’une pochette d’époque, il y a les monomaniaques, ceux qui veulent tout d’un artiste ou d’un groupe. The Cure, Madonna, Michael Jackson ou les Beatles sont des puits sans fond. « J’en ai vu qui achetaient 20 fois le même album avec des pressages différents », ou tel autre à l’affût de l’intégralité des reprises de Buddy Holly. Sans mentionner celui qui s’enquiert uniquement des pochettes de Noël ou plus saugrenu encore, celles avec un briquet ou un téléphone.

Jean-Paul  se remémore quelques perles qui font sourire comme cet Anglais qui cherchait frénétiquement dans les N. “Visiblement, il ne trouvait pas ce qu’il voulait. Il vient me voir et me demande : vous avez du Paul Nareef ?  ” ou cette jeune fille qui, très enthousiaste, louant la perfection, voir la magie du son vinyle, finit par demander La Lambada, “le degré zéro de la musique” selon notre disquaire.

Un lieu de rencontres

Tout au long de ces années, le quotidien de Jean-Paul n’a jamais été terne, mais émaillé de grandes et riches conversations. « Chez les collectionneurs de disques, vous avez tous les milieux sociaux. Dans la journée vous pouvez échanger avec un déménageur, un prof d’université, un écrivain, un dératiseur. » Ses préférés, les autodidactes très pointus qui aiment fouiller, “allez dans les coins” comme il dit. Autant de contacts humains qui l’ont ouvert à bien d’autres sujets que celui de la musique.
Car cette boutique familiale était aussi un lieu de rencontres. « J’ai vu grandir les gosses de mes clients les plus fidèles. Des amitiés se sont créés. On se donnait rendez-vous ici. C’est une grosse partie de ma vie sociale qui se faisait dans ces murs » lâche Jean-Paul.

Les bonnes choses ayant une fin, ce dernier a préféré prendre sa retraite, un départ précipité, “j’aurai pu continuer encore quelques années”, en réponse à un propriétaire qui n’a pas voulu renouveler le bail. Une stratégie laissant à ce dernier les mains libres pour augmenter le loyer de manière exorbitante, en dehors de tout plafonnement, et le proposer au nouvel entrant.
Sans avoir pu revendre son fond, ce qu’il déplore – l’ami disquaire prêt à prendre la relève, est parti rue Chappe, dans le 18e – Jean-Paul baissera définitivement le rideau d’ici la fin de l’année.

Pour l’heure, il écoule son stock : 90% des 33 tours et CD sont lâchés à 5€/pièce, le lot de 5 est quasi donné pour 20€.

Frédérique Chapuis

Disques vinyles en bac et pochettes au mur

Pour toute déco, des pochettes de LPs collectors au mur.

Gros plan de la pochette et du disque Vinyle avec une photo de la chanteuse Juliette Harmanet

Quelques nouveautés comme ce très bel album.

Plus de Bruit, 35 rue Catherine de La Rochefoucauld, Paris 9.
Horaires : du mardi au samedi de 13h à 19h.